Et si l’on parlait de l’origine des Wallons… (tiré de l’étude du texte de Ch. GRANDGAGNACE)

Il nous paraît nécessaire de retracer l’origine du peuple Wallon. Toutes ces choses qui sont du ressort de l’archéologie, la langue, les monuments, le culte, les moeurs, ne peuvent être appréciées ou comprises si l’on ignore la race et la filiation des peuples chez lesquels elles se produisent, de même que la connaissance de la langue, des monuments, du culte, etc, sert à expliquer la question ordinairement obscure des origines. Comme base première et positive c’est la connaissance de c e qu’ont su ou cru ceux qui assistaient à l’origine même des choses.

Les origines, nos origines sont ordinairement obscures. Les nôtres ont pour historien l’auteur le plus éminent que l’on pût souhaiter, et cependant elles ne font pas exception à la règle. César, en effet, aussi grand écrivain que grand capitaine-rapace, parle en témoin, et en témoin qui avait eu intérêt à bien observer, des faits relatifs aux premiers temps de notre Histoire. Chose singulière! Son témoignage n’a pourtant servi jusqu’à présent, en quelque sorte, qu’à fournir un aliment à la controverse: César s’est-il en cette circonstance exprimé d’une manière obscure, inexacte, ou ne sont-ce pas les critiques qui, en promenant mal à propos la loupe de l’érudit sur des pages écrites à grands traits par un homme d’état et de guerre, ont trouvé des difficultés où il n’en existait pas? Nous sommes fort de cette opinion. Assurément les commencements de notre peuple ne prêtent pas à ce que les Allemands nomment une Histoire pragmatique; on ne peut ni suivre les faits dans leur enchaînement, ni rendre compte de tous les détails; mais si on se borne, comme la nature des choses l’exige, à une appréciation générale des faits, et si l’on résiste d’un autre côté au penchant secret qui pourrait porter de préférence vers l’une ou l’autre origine, nous croyons qu’il est possible et même facile d’atteindre un certain degré de certitude. Avant tout, voyons les textes et citons-les dans leur intégrité en ce qui nous concerne.

« La Gaule entière est divisée en trois parties, dont l’une est habitée par les Belges, l’autre par les Aquitains, et la troisième par ceux qui dans leur langue se nomment Celtes et que nous appelons Gaulois. Ils diffèrent tous entre eux par la langue, les institutions et les lois. Les Gaulois sont séparés des Aquitains par la Garonne, des Belges par la Marne et la Seine. Les plus vaillants d’eux tous sont les Belges, parce qu’ils sont les plus éloignés de la civilisation de la Province romaine, et que les marchands vont fort rarement chez eux leur apporter ces objets qui servent à efféminer les coeurs et aussi, parce que voisins des Germains qui habitent au-delà du Rhin, ils sont constamment en guerre avec eux (I, 1).

César étant en quartiers d’hiver dans la Gaule citérieure apprit que tous les Belges qui, comme nous l’avons dit forment la troisième partie de la Gaule, conjuraient contre le peuple Romain et se donnaient réciproquement des Otages. La conjuration avait pour causes: d’abord la crainte que toute la Gaule étant pacifiée, notre armée ne fût conduite contre eux; ensuite les sollicitations de plusieurs Gaulois qui ne voulaient pas plus que l’armée romaine prit pied en Gaule, qu’ils ne voulaient d’un autre côté y voir rester les Germains » (II, 1).

César, étant arrivé aux frontières belges, les Rèmes (Remi), le peuple belge le plus voisin de la Gaule celtique, lui envoyèrent des députés pour l’assurer de leur soumission et lui dire qu’ils n’avaient pas fait cause commune avec les autres Belges, qui avaient tous pris les armes, « que les Germains qui habitent de ce côté du Rhin s’étaient joints à eux, et que telle était leur fureur à tous, qu’eux Rèmes n’avaient pu détourner de la conjuration les Soissons, leurs frères et leurs parents, qui avaient les mêmes lois et la même constitution, le même chef militaire et le même magistrat (ibid. 3).

Leur ayant demandé quels peuples avaient pris les armes, quelle était leur puissance et leur force militaire, César apprit qu’un grand nombre des Belges étaient issus des Germains; qu’ayant jadis passé le Rhin, ils s’étaient établis là à cause de la fertilité du sol et avaient chassé les Gaulois qui habitaient ces lieux, et qu’ils étaient les seuls, qui, lorsque la Gaule tout entière fût ravagée au temps de nos pères par les Teutons et les Cimbres, les empêchèrent d’entrer sur leur territoire, souvenir d’où résultait pour eux une grande autorité et une grande confiance en eux-mêmes dans les choses de la guerre. Les Rèmes disaient qu’ils étaient exactement renseignés sur leur nombre, parce qu’étant unis avec eux par des parentés et des mariages, ils savaient combien chacun avait promis d’hommes dans l’assemblée générale que les Belges avaient tenue à raison de cette guerre. Les Bellovaques étaient le peuple le plus considérable par la valeur, l’autorité et le nombre d’hommes; ils pouvaient mettre cent mille hommes sous les armes et en avaient promis soixante mille choisis dans ce nombre; ils demandaient en retour d’avoir la direction suprême de la guerre. Les Soissons étaient leurs voisins; c’étaient eux qui possédaient les champs les plus vastes et les plus fertiles. Quelque temps auparavant, ils avaient pour roi Divitiac, le plus puissant de la Gaule et qui obtint le pouvoir non seulement sur une grande partie de ces contrées, mais aussi sur la Bretagne; maintenant c’était Galba qui régnait: sa prudence et sa justice lui avaient valu, d’un consentement unanime, le commandement en chef de la guerre. Les Soissons avaient douze villes fortifiées (oppida) et avaient promis cinquante mille hommes armés; c’était aussi le chiffre du contingent des Nervies, les plus sauvages d’eux tous et les plus éloignés; les Atrébates donnaient quinze mille, les Ambiains dix mille, les Morins vingt-cinq mille, les Ménapies neuf mille, les Calètes dix mille; de même les Vélocasses et les Véromandues; les Aduatuques vingt-neuf mille; on estimait à quarante mille ce que fourniraient les Condruses, les Eburons, les Céréses, les Pémains, que l’on comprend sous le nom général de Germains » (ibid. 4). César cite plus loin (VI, 32) un cinquième peuple qui portait ce même nom: « Les Sègnes et les Condruses de la race des Germains dont ils sont une fraction (ex gente et numéro Germanorum), qui se trouvent entre les Eburons et les Trévires, envoyèrent des députés à César pour le prier de ne pas les compter au nombre de ses ennemis, et de ne pas croire que tous les Germains qui étaient en deçà du Rhin fissent cause commune ».

Tels sont les principaux passages des « Mémoires de César » relatifs aux Belges. Nous y ajouterons pour le moment ceci seulement. Deux des peuples principaux de la Belgique, les Trévires et les Nervies, se vantaient encore un siècle et demi plus tard de leur origine germaine (Tacite, Germanie 28), et cette origine est en outre formellement attribuée au deuxième, du moins, par Strabon (livre IV, chapitre 3): « aux Trévires joignent les Nervies qui sont aussi un peuple germain ».

Il semble que les témoignages de César sont clairs et positifs. Trois catégories d’habitants occupent la Belgique. L’origine des uns, formant probablement le moindre nombre, n’est pas indiquée. Une grande partie provient des Germains, enfin, il y a cinq peuples qui portent ce nom même de Germains, c’est-à-dire évidemment qui sont restés purement Germains, qui n’ont pas pris les caractères quelconques qui distinguaient la majorité des Belgae.

Maintenant veut-on être fixé sur la dénomination de Germains, dans la crainte que César ne l’ait peut-être attribuée erronément aux envahisseurs de la Belgique, ou qu’elle ne désigne chez lui un autre peuple que les Germains-Teutons? Nous avons pour première garantie contre toute chance d’équivoque la circonstance que César, le dictateur, ayant fait la guerre aux Germains transrhénans, passé lui-même le Rhin et décrit les moeurs de ces peuples par opposition à celles des Gaulois, devait être très exactement renseigné sur la valeur du mot et à l’abri de toute confusion de noms. De plus, nous avons le témoignage d’un écrivain dont l’autorité est la plus grande après celle de César. Tacite dit, dans le livre qu’il a consacré aux Germains que d’après ce que l’on rapportait « le nom de Germanie était du reste récent et donné depuis peu, attendu que ceux qui ayant passé les premiers le Rhin chassèrent les Gaulois, ceux que l’on nomme maintenant Tongres, s’appelaient alors Germains. C’est ainsi que le nom d’un peuple et non celui de la race, a passé peu-à-peu dans l’usage, de sorte que tous, nommés Germains d’abord par le vainqueur pour inspirer la crainte, prirent bientôt d’eux-mêmes ce nom qu’ils trouvèrent établi ». Donc, il est positif d’après cette tradition que les Germains qui envahirent la Belgique étaient une tribu de la grande nation teutonne ou allemande. Mais comment supposer que les Belgae auraient confondu les Germains et les Celtes, ou auraient donné le même nom à deux peuples de race distincte?

Voilà ce que nous avons de renseignements directs sur l’origine des Belges/Belgae. Les renseignements indirects ou d’importance secondaire qu’on rencontre ça et là semblent en partie contredire les premiers. Avant de les examiner, complétons ce qui précède en un point essentiel afin d’achever de déblayer le terrain. Qu’étaient les Belges non issus des Germains? Sans doute un reste des Gaulois, ancien possesseurs du pays, et assez probablement des Gaulois dans le sens restreint du mot, c’est-à-dire des Gaulois-Celtes, car rien n’autorise cette distinction entre deux grandes races gauloises sur le continent européen. Ce reste des anciens habitants occupait probablement la portion de la Belgique nommée « Belgion » (Commentaires V, 24 sq., etc.), qui comprenait les Bellovaques, les Atrébates et, selon l’apparence, les Ambiains. On range en outre au nombre des Gaulois de race: les Morins, les Véromandues, les Soissons, les Rèmes, les Calètes, les Vélocasses.

L’ensemble des textes de César et Tacite sont très clairs, catégoriques et pourtant il y a matière à contestation. Les Belges appartiendraient tous à la même race, à la Race Celtique, même les peuples désignés spécialement comme Germains: les Eburons, les Condruses, les Sègnes, etc., ce nom de « Germain » désignant primitivement non pas des Allemands, mais bien des Celtes transrhénans. Alors « cisrhénans » ou « transrhénans »? Voici un aperçu général des motifs qui ont permis d’éclaircir les choses.

En premier lieu, on n’aperçoit pas de distinction de fait entre les Belges, quoiqu’ils seraient de races diverses et hostiles, la majorité envahisseurs, la minorité vaincus et expulsés de leur patrie; au contraire tous les Belges, à l’exception des Rèmes, se révoltent simultanément; ceux mêmes qui seraient de purs Germains, les Eburons; les Condruses, les Pémanes, les Cérèses, fournissent leur contingent, comme alliés, il est vrai, plutôt que comme membres de la nation (II, 3), et n’agissant pas en cela autrement que les Aduatuques, descendants des Cimbres (II, 29), cependant « après l’apparence se considérant bien comme Belges et même comme Gaulois, puisque Ambiorix, un des chefs des Eburons, va jusqu’à dire (V, 27) qu’il a fait la guerre malgré lui poussé par la volonté générale « qu’eux Gaulois ne pouvaient pas facilement refuser à des Gaulois de prendre les armes, surtout quand il s’agissait de récupérer la liberté de tous ».

Relativement à l’origine de ces Germains en particuliers (cisrhénans), ont fait valoir le contraste de leur union avec les Belges et de leur hostilité envers les Germains d’Outre-Rhin (par exemple on voit, Commentaires, V, 35, Qu’ils sont ravagés et faits captifs par les Sicambres); ils nomment ces derniers Germains: comme s’ils parlaient d’un peuple étranger. Leur position n’est d’ailleurs pas celle de conquérants: les Eburons, le peuple le plus considérable des cinq, paraissent faibles et sous le joug de leurs voisins (V,27,28). Leur apparence est donc à l’inverse bien plutôt celle d’un reste de Celtes chassés par les Allemands (Teutons). On veut aussi que, d’après les expressions qu’il emploie, César paraisse ne regarder comme des Allemands véritables que ceux qu’il rencontra au delà du Rhin. En second lieu, cette distinction si tranchée entre les Celtes et les Belges qu’annonce le début ne se manifeste pas dans le court du récit. Si l’on y voit figurer des peuples différents, il semble que l’on n’a à faire qu’à une seule nation. Il en est de même de la langue dont la diversité n’apparaît nulle part.

Nous verrons petit à petit, qu’en effet, s’il y avait réellement diversité de langues, ce qu’il est impossible de nier en présence des paroles si formelles de César, cette diversité, d’un autre côté, n’allait pas, à beaucoup près, jusqu’à la différence absolue. Eh bien, il en est de même, selon nous, quant à la diversité de races, que l’on doit admettre sans doute, mais dans des limites fort éloignées d’une diversité complète et radicale. En un mot, nous croyons que la position des Germains et par suite des Belges, à l’égard des Gaulois, n’était ni celle d’étrangers ni celle de frères, mais celle de parents à un degré que nous n’essayerons pas ici de déterminer (il en est de même qu’avec les Bretons).

Cette position intermédiaire, bien qu’elle résulte déjà des données ethnographiques et linguistiques généralement admises, ne nous parait pas avoir été jusqu’à présent assez nettement reconnue. On suppose sans motif que les Germains différaient totalement des Gaulois, et, tandis qu’on exagère l’intervalle qui les séparait, on n’exagère pas moins d’un autre côté les traits de ressemblance entre les Belges et les Celtes.

De là le choix forcé entre deux erreurs: les uns ayant fait exclusivement ressortir les traits distinctifs des Germains, ne peuvent plus expliquer les rapports nombreux de conformité entre la Belgique et la Gaule proprement dite, et sont entraînés à les nier; les autres, à l’inverse, ayant exagéré ces rapports de conformité, se voient obligés, pour en rendre compte, d’attaquer le témoignage formel de César et de lui opposer comme contradictoires une foule de faits et, d’expressions qui sont parfaitement conciliables. En thèse générale, cependant, lorsqu’on se trouve, comme c’est ici le cas, en présence d’assertions paraissant tendre à la contradiction, sans néanmoins qu’aucune puisse être récusée du chef de mensonges ou d’ignorance, au lieu de développer isolément un côté de ces assertions et le pousser jusqu’à la négation absolue du côté opposé, il faut, le plus que possible, les maintenir simultanément dans leurs droits en les limitant l’un par l’autre. Sur le terrain où nous sommes, surtout, celui de témoignages donnés en grande partie occasionnellement, dépourvus d’ailleurs de cette exactitude scientifique que ne connaissaient ni ne recherchaient les Anciens, moins analystes que nous, cette façon de procéder est indispensable si l’on ne veut rompre le fil d’Ariane. Les textes de Stabon que nous allons citer pour montrer que les Germains ne formaient nullement l’antithèse des Gaulois, serviront en même temps à prouver cette dernière vérité.

Voici comment Strabon, qui est surtout digne d’attention dans cette partie de son ouvrage quand il diffère de César, modifie l’exposé général de ce dernier: « les uns divisent la Celtique en trois (peuples): les Aquitains, les Belges et les Celtes. Les Aquitains diffèrent entièrement non seulement par la langue, mais encore par la constitution physique, étant plus semblables aux Ibères qu’aux Gaulois; les autres ont tous à la vérité l’apparence gauloise, mais sans avoir la même langue, quelques-uns différant un peu par les langues: ils diffèrent aussi un peu dans leurs gouvernements et leur manière de vivre » (livre IV, pr.). La différence entre les Belges et les Celtes est donc peu considérable d’après Strabon. Voyons maintenant ce qu’il dit de celle entre les Germains et les Gaulois: « immédiatement à l’autre côté du Rhin, après les Celtes et vers l’Orient, habitent les Germains qui diffèrent peu de la race celtique, sauf qu’ils sont plus sauvages, plus grands, et plus blonds, d’ailleurs semblables et ayant l’apparence extérieure, les moeurs et la manière de vivre que nous avons décrites chez les Celtes. C’est pourquoi les Romains me paraissent leur avoir justement donné leur nom, comme s’ils voulaient signifier qu’ils sont de véritables Gaulois: germain signifie en effet dans la langue des Romains « véritable » (livre VII, chap. 1). Ce passage n’est pas le seul. Au livre IV, chap. 4. Strabon se fondant sur cette similitude des Germains et des Gaulois conclut des moeurs des premiers à celles des seconds: « Toute la race qu’on nomme maintenant Gauloise et Galate est belliqueuse,…(suit une description): actuellement ils vivent tous forcément en paix et d’après les volontés des Romains qui les ont conquis, mais nous avons rapporté ce qui précède d’après ce qui avait lieu jadis chez eux, et ce qui a lieu encore à cette heure chez les Germains. En effet, ces peuples sont semblables physiquement et sous le rapport des institutions politiques; ils appartiennent à la même famille et habitent des pays voisins que le Rhin sépare et qui ont presque tout semblable ». De la comparaison du premier de ces textes avec les deux suivants, il nous paraît résulter évidemment: 1) que les Germains avaient effectivement, comme on doit le supposer à priori, beaucoup de traits de ressemblance avec les Gaulois; 2) qu’il ne faut pas trop insister sur les expressions dont se servent les Anciens, car il en arriverait ici que la distance entre les Belges et les Gaulois serait plus grande que celle entre les purs Germains eux-mêmes et ces derniers.

Si donc les Germains différaient des Gaulois sous beaucoup de rapports, car il ne faut pas que la description de Strabon nous fasse oublier le portrait plus authentique de César (VI, 21): « les Germains ont des usages fort différents de ceux-ci (ceux des Gaulois), car ils n’ont pas de Druides, etc. ». D’un autre côté, il est certain que cette différence consistait surtout dans les rapports extérieurs et accidentels, tandis que les deux peuples avaient ces traits profonds de ressemblance qui résultent d’une origine commune. D’après cela, on ne sera pas surpris qu’il suffisait du voisinage des Gaulois pour modifier la manière d’être des Germains. Voyez par exemple les Ubies. Dans le livre I, ch.54, des Commentaires, nous les voyons poursuivre et massacrer les Suèves, autre peuple Germain, précisément par conséquent dans ce rapport hostile dont on tire un argument contre l’origine allemande des Germains cisrhénants. Mais, non seulement ils massacrent d’autres Allemands, de plus, comme nous l’avons dit, le voisinage des Gaulois a changé leurs moeurs.  » De l’autre côté sont les Ubies, peuple jadis considérable et florissant (pour autant que ces expressions sont applicables à un peuple germain), et un peu plus civilisé que ne le sont les autres, parce que, joignant le Rhin, ils ont de fréquents rapports avec les négociants, et qu’à cause du voisinage ils sont accoutumés aux moeurs gauloises » (Strabon IV, 3). Quelques années plus tard, Agrippa transporta ces Ubies, de leur consentement, en deça du Rhin (Strabon IV, chap. 4)). Les voilà donc, tout aussi bien que les Germains cisrhénans de César, entrain de s’incorporer à la nation gauloise.

Le même phénomène s’est produit chez les Belges-germains sous l’influence d’une cause plus puissante, car, outre le voisinage plus rapproché des Celtes, ils se trouvaient nécessairement en rapports étroits avec la portion encore subsistante des Belges-gaulois, et même l’on doit présumer que plusieurs peuples belges contenaient les deux éléments, soit mélangés, soit juxtaposés. Ce passage rapporté plus haut, où les Rèmes, que l’on tient pour Celtes d’origine, disent qu’ils savaient parfaitement à quoi s’en tenir sur la force de chaque peuple belge, parce qu’ils étaient unis avec eux par des parentés et des mariages, en est une première preuve. Nous croyons qu’en le considérant bien, l’exemple d’Arioviste lui-même en est une seconde. Ce sauvage roi des Germains occupe, par force, selon l’Edue Divitiac, par concession volontaire, selon sa propre version (I, 31, 44), une partie du territoire des Séquains qui l’avaient appelé. Quel qu’en fût le titre, cette occupation ne s’effectue pas comme un pillage, sans ordre, mais elle a ses limites déterminées, un tiers d’abord. Plus tard, Arioviste exige un second tiers: c’est un procédé violent, déloyal, non un procédé de sauvages, de hordes entièrement étrangères, qui prendraient tout ce qui leur conviendrait sans s’inquiéter de tiers ni de quart. D’ailleurs, si 24000 Harudes n’étaient venus le rejoindre, il est à supposer qu’Arioviste se fût contenté du premier tiers. Si maintenant on ajoute qu’Arioviste, et sans doute une partie des Germains sous ses ordres, avaient appris le celte, il résultera, selon nous, de ces faits, l’une des deux probabilités suivantes: Arioviste n’étant pas rejoint par ses nouveaux alliés, se bornait au premier tiers et fin issait par devenir client des Séquains et membre de leur cité; ou, s’étant emparé du second tiers, lui et ses Germains devenaient au contraire le pouvoir dominant et les anciens Séquains tombaient au rang de vassaux; de toute façon, il y avait incontestablement dans cette occupation d’une partie déterminée du territoire, le germe d’une future communauté politique entre les Germains envahisseurs et les Gaulois vaincus. Or, cette conclusion est d’autant plus applicable aux conquérants de la Belgique, qu’Arioviste était un un homme emporté et audacieux, et qu’on ne peut, en conséquence, supposer qu’il ait agi avec une règle et un ordre exceptionnels. Une troisième preuve enfin, que les Belges d’origine germaine n’étaient pas de purs Germains, est, selon nous, dans cette expression même, car si ces derniers étaient restés purs de mélange, il semble que les Rèmes eussent dit simplement: « un grand nombre des habitants de la Belgique sont des Germains », et non « sont issus des Germains (on pourait retrouver des traces de cette dualité dans l’histoire de plusieurs peuples belges. Le rôle ambigu, mi-parti des Trévires, par exemple, semble s’expliquer naturellement par le mélange des deux races. Des deux chefs qui se disputaient le pouvoir (V. 3, sq.), Induciomare, l’ennemi des Romains, ne serait-il pas le représentant de la population allemande, et Cingétorix « qui resta toujours dans son devoir » (VI. 8) le chef du parti Celte?).

Si ces considérations sont fondées, il en résulte donc que les Germains et les Celtes étaient deux éléments essentiellement homogènes et susceptibles d’être combinés; en outre, que cette combinaison avait déjà eu lieu à un degré quelconque sur le sol belge lorsque César y arriva. Par là s’expliquent les dissemblances et les ressemblances, sans qu’il soit nécessaire de faire subir aux textes aucune sorte d’opération.

A l’argument général que nous venons de combattre, les partisans d’une origine celtique des Belges ajoutent des preuves spéciales. Pour éviter une omission involontaire de preuves, prévenons auparavant que l’on peut conclure seulement « contre l’existence d’une civilisation germanique en Belgique à l’époque de la conquête des Romains », et non « contre une une origine germanique des peuples qui l’habitaient, bien que les considérations qu’on va voir rendent cette origine difficile à expliquer ».

Les deux premiers arguments tendent à prouver directement par l’interprétation et la comparaison des noms propres d’hommes et de lieux, seuls débris qui nous restent de la langue des Belges, que cette langue ne différait pas de la celtique. Avant d’examiner les preuves, il faut opposer à toute cette argumentation une double fin de non-recevoir, comme on dit au palais de justice: premièrement, des deux langues à comparer, l’une, celle des Belges, est entièrement disparue comme telle, l’autre, l’ancien celte, n’a guère laissé de traces; en deuxième lieu, ce que nous savons en général est que ces deux langues, le germain et le celte, appartiennent à la même famille. Dès lors sur quelle base raisonner? Il est évident, en effet, que les langues germaine et celte étant parentes, à un degré qu’on ne peut d’ailleurs encore préciser, et leurs différences, par conséquent, devant être cherchées plutôt dans les dérivés et les formes que dans les radicaux, il faudrait, pour démêler l’origine des noms belges qui nous sont parvenus, que nous connussions parfaitement l’ancien celte et l’ancien germain.Dans le premier cas, le caractère de la langue se manifesterait; dans le second, on aurait des données assez précises pour se hasarder à juger sur des nuances; tandis que dans l’état où sont les choses, on ne peut guère que conclure de l’inconnu à l’inconnu. Si l’on ajoute à cette considération générale, que les noms propres (outre les difficultés particulières que nous exposerons plus loin) n’offrent à l’analyse que des formes sans significations déterminées et se prêtant, par conséquent, aux interprétations les plus diverses, il pourra paraître inutile d’insister sur l’impuissance de ce genre de preuves. Nous achèverons cependant de la démontrer par deux exemples. Le premier est l’expérience que nous avons faite nous-mêmes, qu’il arrivait rarement de trouver à un mot une origine celtique sans qu’il n’y eût à côté au moins la possibilité d’une origine germanique. Le second est celui de la glose malbergique (annotations ajoutées parfois erronées; le « malberg » était le tribunal des Francs). Cette glose, postérieure d’environ cinq siècles aux Germains-cisrhénans de César, écrite par un peuple (Francs) dont les descendants subsistent encore sur le même sol, et, si elle a été défigurée par les copistes, en revanche très abondante, est obscure à ce point, qu’après avoir été longtemps négligée, puis expliquée dans une très petite partie de ses mots par l’allemand, elle a été revendiquée au nom du celtique par un savant célèbre, H. Leo, qui a fait beaucoup de prosélytes, et, enfin, n’est maintenant restituée à la langue tudesque par J. Grimm qu’avec les plus grandes difficultés. Si les débris de la langue franque s’éloignent tellement des dialectes allemands connus qu’on puisse presqu’aussi bien les prendre pour du celte que pour du tudesque (qui se rapporte aux anciens Germains: art, langue…), que sera ce des noms propres des Condruses et des Eburons? Evidemment, un hasard viendrait mettre sous nos yeux leur langue tout entière, que de longtemps nous n’en serions plus avancés, déchiffrant péniblement quelques mots, à l’aide tantôt du celte, tantôt de l’allemand, et en fin de compte restant peut-être dans le doute.

Les anciens avaient les matériaux nécessaires pour vider la question; malheureusement les témoignages qu’ils nous ont laissés sur ce sujet sont peu concluants. Nous avons déjà rapporté plus haut ce que disent César et Strabon: le premier, simplement que la langue des Belgae diffère de celle des Celtes; le second, que la différence entre ces deux langues est petite, comparativement à celle qui existe entre les langues celte et aquitaine. Si cette dernière était la langue basque, comme il est fort vraisemblable, le rapport de proximité relative, qui est assigné au belge, conviendrait tout à fait à l’allemand.

Un passage de l’Agricola de Tacite (XI), nous parait laisser la question intacte. Il est probable, dit-il, que les Gaulois ont occupé la partie de la Bretagne qui leur est voisine: même culte, langage peu différent (serme haud multum diversus), etc. Or, d’après César (V, 12) la partie maritime de la Bretagne est habitée par des peuples belges qui, pour butiner et batailler, passèrent la mer (ils ont presque tous conservé les noms des peuples dont ils sont sortis) et qui ensuite y restèrent et se mirent à cultiver les champs (car ils n’étaient pas spécialement des sauvages). La population est très nombreuse, les constructions sont fréquentes et à peu près semblables à celles des Gaulois. On en conclut avec raison que la langue des Belges envahisseurs de la Bretagne ressemblait à la langue celtique: sans doute, mais il est évident que ces Belges sont les anciens habitants de la Belgique, ceux qui furent ensuite expulsés par les Germains. On peut même affirmer que Tacite, déjà, l’a compris ainsi, car ayant sous les yeux les Mémoires de César (Germ.XXVIII pr.), il aurait certainement mentionné les Belges à la place ou à côté des Gaulois (comme il mentionne les Germains et les Ibères), s’il avait cru que les Belgae dont parle ici César fussent différents des Gaulois.

Jusqu’ici les apparences restent donc en faveur d’un idiome germanique; mais voici qu’une autorité assez inattendue en cette matière paraît venir en aide à l’opinion opposée. St-Jérôme de Stridon, le traducteur de la Bible, dit que les Galates d’Asie parlaient à peu près la même langue que les Trévires. Or, dit-on, les Galates parlaient nécessairement gaulois, donc la langue des Trévires, malgré que ce peuple prétendit être d’origine germanique, était aussi le celte. Bien que cette conclusion ne concernerait que les Trévires, qui déjà au temps de César paraissent être dans une position particulière à l’égard de l’élément celtique, et qu’elle s’appliquerait seulement à l’époque de St-Jérôme (vers l’an 360 après J.C.), elle offre cependant assez d’intérêt pour que nous l’examinions avec soin. Au commencement du préambule du second livre des Commentaires sur l’épître au Galates, St-Jérôme annonce qu’il va maintenant traiter la question: « qui sont les Galates, où ils sont allés et d’où ils sont venus; s’ils sont indigènes ou étrangers, et s’ils ont perdu leur langue par suite de leurs nouveaux mariages, ou s’ils en ont appris une nouvelle sans oublier la leur ». Il répond à cette dernière question à la fin du préambule: « les Galates, outre la langue grecque, dont tout l’Orient se sert, ont une langue propre, la même, presque, que celle des Trévires; et il n’importe guère s’ils l’ont en partie corrompue (si aliqua exinde corruperint) puisque les Africains (les Carthaginois) ont aussi altéré la langue des Phéniciens, et que le latin lui-même change selon les pays et les temps ». Ne contestons pas l’autorité de St-Jérôme, car nous ne voyons pas « que les termes dont il se sert prouvent qu’il ne comprenait pas l’idiome trévirien », mais nous nous étonnerions que St-Jérôme, au lieu de comparer simplement la langue des Galates à celle des Gaulois, aille chercher son point de comparaison à la dernière extrémité des Gaules, et nous voyons dans le fait de cette comparaison avec un dialecte particulier, un indice que c’était en effet ce dialecte, et non le celte, qui ressemblait à la langue des Galates. Or, le dialecte des Trévires, s’il n’était le celte pur, était germain ou mélangé de germain, donc le renseignement de St-Jérôme, au lieu de prouver que la langue des Trévires était le celte, prouverait que celle des Galates était plus ou moins germanique.. C’est effectivement la conclusion où conduisent d’autres faits. A l’endroit cité, il faut remarquer qu’une des principales tribus galates se nommait Teutobodiaque, ce qui indiquerait une origine teutonne. Le savant curé d’Afden, Mg Ernst, croit pouvoir germaniser plus complètement les Galates: « Aucun des écrivains qui ont cherché à tirer parti de ce passage de St-Jérôme pour identifier les deux idiomes en question » dit-il dans son Histoire du Limbourg tome 1, p. 155), « n’a soupçonné que les Galates ou Gallo-grecs furent des Germains plutôt que des Gaulois, puisque c’étaient des Gaulois-tectosages qui, sous la conduite de Sigovèse, avaient passé le Rhin et s’étaient, suivant Jules César (VI, 24)) naturalisés dans la Germanie dès le deuxième siècle de Rome. Or voilà qui détruit la force de l’argument qu’on vient de voir, car les Galates ayant fait un long séjour dans la « Germanie orientale », vers le Danube (teutonique donc), avant de passer, l’an 475 de Rome ou 278 avant l’ère chrétienne, en Asie, leur langage primitif doit nécessairement y avoir été altéré par le mélange de mots tudesques, comme en sens inverse celui des Trévirois, qui étaient Germains d’origine, aura reçu plusieurs expressions gauloises, depuis qu’établis dans la Gaule, ils s’étaient confondus et mêlés avec les naturels du pays. Il n’est donc pas surprenant que l’idiome conservé par les Galates ou Gallo-grecs ait eu beaucoup de ressemblance avec celui des Trévirois, l’un et l’autre ayant été un dialecte mélangé de gaulois et de tudesque ».

Quoi qu’il faille probablement modifier ces données en ce sens qu’elles ne s’appliqueraient qu’aux Gaulois de Sigovèses, les Tectosages étant venus les rejoindre trois siècles plus tard, la conclusion paraît néanmoins nécessaire. La langue commune aux Galates et aux Trévires ne peut, en effet, avoir été le celte pur: St-Jérôme n’aurait pas remplacé sans motif cette désignation naturelle et intelligible: langue des Gaules, par le nom d’un peuple particulier, et, qui plus est, belge; nous dirons plus: il n’aurait pas comparé du tout (on compare des choses semblables, et non des choses identiques); il se serait borné à la mention que les Galates avaient conservé la langue celte, bien qu’un peu altérée. Il avait donc en vue la langue des Belges ou plus spécialement celle des Trévires. Or, il se peut certainement que cette langue fût un idiome celtique différent du celte parlé par les Gaulois proprement dits; cependant nous avons vu que rien n’indique l’existence en ces temps de deux langues celtiques, tandis qu’au contraire nous avons pour preuve que cette langue, qui n’était pas le celte pur, était l’allemand, le fait général que la plupart des Belges étaient d’origine allemande et le fait particulier que les Trévires s’attribuaient eux-mêmes cette origine. D’un autre côté, nous savons des Galates, qu’une partie d’entre eux avait fait un long séjour en Allemagne, qu’une tribu même de ce peuple était composée de Teutons. Ainsi, en l’absence d’une troisième langue autre que le celte ou le teuton, ces indices nous forcent de conclure que c’est dans un élément germanique commun que consistait la ressemblance entre la langue ddes Galates et celle des Trévires.

Ce raisonnement semble pressant. Nous convenons pourtant qu’on peut attaquer l’une et l’autre de ses bases. D’une part, le choix des Trévires, comme point de comparaison, peut-être motivé par ceci, que St-Jérôme n’avait eu occasion d’entendre le celte, qui devait être en grande partie disparu à cette époque, que dans le pays de Trêves; d’autre part, il n’est pas bien certain que les Teutobodiaques pour être Teutons fussent Allemands: Diefenbach soutient le contraire (II, 1, 211), et Amédée Thierry, qui les croit Allemands, fait cependant remarquer qu’ils doivent avoir perdu leur langue propre pour adopter celle des Galates, puisque d’après Strabon (livre XII, chap. 5) « les trois peuples Galates avaient la même langue et ne différaient d’ailleurs en rien ». Cette assertion de Strabon impliquant que la langue des Galates était dans son ensemble celtique, il résulterait de ce changement dans les termes de la question, l’alternative suivante: si St-Jérôme a cité à dessein les Trévires, il reste probable que la ressemblance entre leur langue et celle des Galates provenait de ce qu’elles étaient l’une et l’autre mélangées ou teintes de germain; si, au contraire, la désignation des Trévires est accidentelle, la dissemblance que St-Jérôme constate entre les deux langues a pour cause probable un reste d’élément germanique dans celle des Trévires. En autres termes, le choix des Trévires et l’histoire des Galates donnent lieu au moins à une présomption; supposant même le choix fortuit et les Galates purement celtiques, il reste à faire valoir la différence partielle des langues, jointe à l’histoire des Trévires.

De quelque façon qu’on l’envisage, le témoignage de St-Jérôme ne prouve donc pas que, même à son époque, les Trévires fussent entièrement celtiques: que l’élément celte fût alors devenu prédominant chez eux, cela ne répugne nullement à notre thèse. Rien n’est donc changé à nos données par ce témoignage, non plus que ceux de Strabon et de Tacite, et il reste établi pour nous qu’il existait en Belgique une langue autre que la celtique et que cette langue, par une induction nécessaire, était un idiome allemand. Malheureusement, comme nous l’avons vu, c’est tout ce qu’il est possible d’en savoir. Nous ignorons complètement, et ce qu’était en général la langue allemande à cette époque (le monument le plus ancien que nous possédions, la Bible d’Ulfilas, est postérieur de quatre siècles à César), et quels étaient en particulier les caractères distinctifs de l’idiome belge, par exemple s’il était un des dialectes tudesques les plus voisins ou les plus éloignés du celte. Nous avons de plus fait observer que cet état des choses ôtait toute portée à la discussion des noms propres puisqu’il nous prive des moyens matériels nécessaires pour la soutenir. Ces réserves faites, voyons cependant jusqu’où nos adversaires sont parvenus à porter la vraisemblance.

Les noms d’Ambiorix, de Cativulcus, d’Induciomare, de Cingétorix, de Boduognat, sont bien certainement celtiques, de même que celui du Nervie Vertico. Les preuves sont: pour le premier, la racine amb, qui se retrouve dans plusieurs noms de peuples celtes, plus, de même que pour le quatrième, la fameuse terminaison rix. Il n’allègue rien de positif pour le second; le troisième était aussi le nom d’un roi des Allobroges, et la terminaison mar signifie en celtique: gardien; de même Cingétorix outre la terminaison, est aussi le nom d’un roi de Bretagne et se retrouve dans Vercingétorix; Boduognat se décompose en buddig-nat (fils de la victoire), et la terminaison est commune à plusieurs noms de rois ou chefs gaulois. Quant à Vertico, pas de preuve. Cela suffit-il pour une certitude formelle? Nous ne le pensons pas. D’abord, par exemple pourquoi le mot rix serait plutôt le celtique righ que le gothique reiks? Nous le voyons d’autant moins que l’on retrouve cette désinence (élément grammatical qui s’ajoute à la fin d’un mot pour constituer les formes de la conjugaison – verbes – ou de la déclinaison – nom, adjectif) dans les noms teutons Malorix, Cruptorix, Deudorix, Baetorix. Même observation pour la terminaison mar: si le cymrique maer signifie: gardien, surveillant, on trouve en ancien haut allemand l’adjectif « mâri » (célèbre, illustre), dont est formée la terminaison d’une quantité de noms propres: Ottmar, Audemar et une cinquantaine d’autres, parmi lesquels Jdutiomar. Cativulcus vient ici assez singulièrement, puisque M. Roulez se borne à dire que Zeuss compare les noms de peuples Caturiges et Volcae, tandis que lui-même indique, comme radical de la seconde partie du mot, l’allemand « yolk » (peuple): il aurait pu ajouter que la première partie rappelle le nom de peuple: Chatti, Cattes. La ressemblance des noms suffit-elle pour prononcer sur la nationalité de Cingétorix? Ce nom serait celte d’ailleurs, il n’y aurait dans ce fait que la confirmation de la conjecture (simple supposition basée sur des apparences) que nous avons émise plus haut. Pour ce qui est de Boduognat, l’étymologie qu’en donne M. Roulez d’après Amédée Thierry (Histoire des Gaulois) est sujette à plus d’objections qu’il ne semble le croire: buddug (victorieux), qui formerait la première moitié, ne reproduit pas, en effet la diphtongue très remarquable uo, qui existe au contraire dans le nom propre allemand Maroboduus. Quant à gnat, si cette forme existe comme terminaison dans quelques noms propres celtiques, elle est fort douteuse comme mot signifiant fils, car on ne le rencontre, et sous la forme purement latine gnatus, que dans une seule glose. Or, cette glose paraît être copiée d’Isidore, qui a, non pas gnatus mais gnabat; donc, ou gnatus (s’il n’est le mot latin bien connu) a, comme le suppose Ducange, un autre sens que celui qui est ici en question, ou il faut lire « gnabat ». Ceci nous éloigne déjà de notre forme, mais une difficulté plus grande est que « gnabat » n’a aucun correspondant dans les langues celtiques modernes, tandis qu’il ressemble fort à l’anglosaxon « cnapa », allemand « Knabe, etc., (enfant, fils, garçon), d’où cette alternative, qu’Isidore s’est trompé soit sur la forme, ou sur l’origine du mot. Ainsi, en résumé, non seulement il n’est pas démontré que ces cinq mots soient celtes (nous ne parlons pas de Vertico, puisque M. Roulez n’en dit rien non plus), mais, par un singulier hasard, sans contester leurs formes (que les Romains ou les Gaulois peuvent avoir altérées), ni faire de grandes recherches, il se trouve qu’au total ils ont plutôt l’air germanique.

L’examen des noms propres de nations nous conduirait sans peine au même résultat. Un exemple seulement: nous prenons les deux premiers noms cités par M. Roulez comme ayant incontestablement un caractère celtique. Trévire viendrait du celtique tre-gwyr (par le vert, en quelque sorte: « habitant d’une vallée »). C’est un peu loin cherché: l’ancien saxon treu-, ou triwi-wer (« homme fidèle ») ne donne-t-il pas un sens plus naturel? Le deuxième nom cité est celui des Eburons. Pour celui-ci, M. Roulez n’allègue que des noms semblables. M. Vanden Hove fait mieux. Il donne sa signification en tudesque: thia eûburon (« les habitants légitimes »); cette interprétation est-elle certaine? Nous l’ignorons et même nous en doutons, mais elle vaut certainement toutes les étymologies celtiques possibles. Du reste, il est d’autant plus inutile de continuer ces études, ces jeux linguistiques, qu’une considération préalable montre leur inanité, nous voulons dire que les noms des nations, ont aussi souvent peut-être, une origine étrangère qu’une origine indigène, et cela par deux causes: tantôt un peuple tire son nom de celui du pays qu’il est venu habiter, tantôt le nom sous lequel il apparaît dans l’Histoire, n’est pas celui qu’il se donnait, mais un nom, une dénomination, provenant des peuples voisins: c’est ainsi que « Germains » serait, d’après beaucoup d’interprètes du célèbre passage de Tacite, le nom donné aux Allemands envahisseurs par les Belges-gaulois, et que notre nom même de « Wallons » nous vient de nos voisins allemands.

Il resterait, pour terminer ce sujet, à examiner quelques noms de lieux et de rivières. Nous ne nous arrêterons pas à ces derniers, puisque M. Roulez avoue lui-même qu’ils peuvent être antérieurs à l’arrivée des Germains (C’est trop peu dire. Les noms de montagnes et de rivières sont les premiers donnés et les plus immuables, tellement qu’en Allemagne même, beaucoup de ces noms paraissent avoir une origine celtique). Cette explication conviendrait également aux noms de localités qui seraient reconnus celtiques; on pourrait aussi supposer que ces lieux étaient habités par les anciens possesseurs du pays. Mais ni ces suppositions, ni l’explication plus générale tirée de la ressemblance des langues, ne seraient admissibles, qu’encore on n’en pourrait rien conclure, puisque on trouve des formes celtiques jusqu’en Batavie: Lugdunum, Batavodurum, Noviomagus, Madiolanum. Ainsi que nous aurons occasion de l’établir à propos de la terminaison en acum d’un grand nombre de lieux en Belgique, nous croyons que ce fait singulier a sa cause dans l’imitation de ce qui se faisait en Gaule; mais ce n’est pas certain non plus.

Après avoir essayé de prouver que les noms propres belges sont celtiques, M. Roulez montre que très souvent les Belges sont qualifiés et se qualifient eux-mêmes de Gaulois. Ainsi, à propos du siège du camp de Cicéron par les Eburons, les Aduatuques et les Nerviens coalisés, César nomme les assiégeants Gaulois et que c’est en sa qualité de Gaulois que l’esclave de Vertico pût, pour porter son message, se mêler à eux sans éveiller le moindre soupçon. Ambiorix, lui-même, emploie cette expression en parlant de son peuple (V, 27); bien plus, César disant qu’à raison du voisinage les Ubies sont accoutumés aux moeurs gauloises, il en résulte implicitement que les Eburons et les Trévires (voisins immédiats des Ubies) étaient Gaulois, aussi bien sous le rapport de la civilisation que sous celui de la race.. Notre réponse à cette argumentation sera simple. La Belgique faisait partie de la Gaule dans le sens étendu de ce mot (Gallia est omnis divisa in partes tres, quarum unam incolunt Belgae), donc, dans ce même sens général, les Belges sont aussi des Gaulois, et rien de plus naturel que de les appeler de ce nom, lorsqu’il ne s’agit point de leur individualité propre. Pour ce qui est de la civilisation gauloise, que César attribuerait indirectement aux Germains cisrhénans, nous pouvons voir ce qui en était par un passage de Hirtius, le continuateur de César. Les Trévires, dit-il (VIII, 25), constamment en guerre à cause du voisinage de la Germanie, ne différaient guère des Germains par leurs moeurs et leur sauvagerie (cultu et feritate). Si les Trévires se targuaient encore au temps de Tacite de leur origine germanique, il faut croire que, même alors, ils n’avaient pas complètement adopté la civilisation gallo-romaine. Cette prétendue civilisation ne pouvait donc consister qu’en une modification des moeurs primitives. Or, dans ces limites, où est la difficulté? Que les Germains établis en Belgique aient participé jusqu’à un certain point à la civilisation des Gaulois, devenus en partie leurs concitoyens, cela est simple et naturel; qu’ils se soient par ce fait transformés en Gaulois et aient perdu leur caractère germanique, c’est plus qu’improbable, c’est certainement faux: les Belges, dit César, différents des Celtes par la langue, les moeurs et les lois: or, où chercher les causes de cette différence, si ce n’est en ce que, précisément, « un grand nombre des Belges sont(est) issus des Germains? ». Supposer une autre cause, c’est conjecturer bénévolement, c’est en outre accuser le « dictateur » César d’une bien grande négligence, car la conséquence que nous déduisons ne pouvait lui échapper (il était extrêmement bien renseigné). Il nous semble qu’il faudrait de bien fortes preuves pour détruire ce raisonnement. Celles qui nous restent à mentionner ne paraissent pas être dans ce cas. D’abord, de prétendus ateliers monétaires chez les Trévires, les Eburons et les Nervies. Nous avouons notre incompétence en cette matière, mais si l’on s’en rapporte aux dernières nouvelles, « les seules monnaies connues que l’on puisse dire avec certitude avoir été frappées chez un des peuples anciens de la Belgique actuelle, sont les monnaies impériales sorties de l’atelier de Trêves ». Les Trévires, etc., eussent-ils d’ailleurs frappé quelques pièces de monnaie, cela nous paraîtrait peu étonnant eu égard à la simplicité des moyens alors en usage: si nous ne nous trompons, quelques ouvriers et un petit nombre d’outils tirés de la Gaule celtique, ou de la Province romaine, auraient suffi pour procurer cette apparence de civilisation.

Les autels Gallo-romains trouvés dans le Luxembourg, et la circonstance qu’on comptait en Belgique par lieues, comme en Gaule, et non par milles, comme les Romains, ou par rastes, comme chez les Allemands, doivent se rapporter également à l’époque de la domination romaine: les autels proviennent sans doute de colons attirés de la Gaule par l’état florissant de Trêves devenue colonie romaine (Augusta Trevirorum): nous avons d’ailleurs remarqué que les Trévires paraissent avoir été mélangés de Celtes de bonne heure, probablement même dès l’origine de la cité; le second fait n’est que l’application pour la Belgique en particulier, d’une manière de compter les distances, adoptée pour les Gaules en général. Serait-ce à raison d’une diversité de races, que les Romains, arrivés à la frontière belge, auraient changé le nom de la mesure itinéraire jusque là employée?

Nous croyons qu’il faut expliquer d’une manière analogue la terminaison celtique acum donnée à tant de noms de stations en Belgique. Deux choses, du moins, sont certaines: 1) que les Romains habitant la Gaule avaient adopté ce suffixe dans leur langue, c’est ce que prouvent une quantité de noms de lieux, tels que Juliacum, Tiberiacum, Flaviacum, Martiniacum, Joviniacum, Domitiacum, Aureliacum, etc; 2) que ce même suffixe servait, entre autres emplois, à désigner des propriétés particulières, comme on peut le voir par le nom d’Avitacum donné au bien de campagne d’Avitus, empereur et beau-père de Sidoine Apollinaire, ce qui, par conséquent, le rendait très propre à former des noms de stations, en tant que les stations sont des établissements individuels et non un assemblage d’habitations. On peut donc présumer qu’en « fondant leurs routes militaires », les Romains auront donné uniformément cette désinence aux noms des nouvelles stations, en même temps qu’ils introduisaient les leugae comme nom de mesure itinéraire.

Vient ensuite la présence d’une druidesse à Tongres, au temps de la jeunesse de Dioclétien, donc vers l’an 270 ap.-J.C. Rapportons d’abord le passage où est puisé ce renseignement. Vopiscus raconte dans la Vie de Numérien, que « comme Dioclétien se trouvait dans une auberge (caupona) dans le pays des Tongres, en Gaule, servant encore dans les grades subalternes, et qu’il faisait avec une druidesse le compte de son entretien journalier, celle-ci lui ayant dit: « Dioclétien, tu es trop avare, trop parcimonieux », il lui répondit en plaisantant: « quand je serai empereur, alors je serai généreux », etc. Admettons la vérité de cette historiette, supposons qu’il n’y ait pas erreur de lieu, et surtout que druidesse ne soit pas (mais pourquoi pas…), comme il est probable, un terme impropre, que conclure de la présence d’une druidesse dans une auberge et en compagnie d’un soldat? N’était-ce pas une coureuse exerçant à la suite des armées de métier de « bohémienne »? On n’est pas dans l’opéra de « Carmen »…Alors on penserait plutôt à une sorte de prêtresse wicca…

Voilà tout, sauf quelques petits faits de détail, de moindre importance encore que ces derniers. A quoi bon s’y arrêter, puisque nous admettons pleinement ce qu’ils veulent prouver, savoir que les Belges, même au temps de César, n’étaient pas exempts d’alliage gaulois, et, qu’après César, ils se romanisèrent graduellement, au moins dans certaines limites territoriales que nous allons définir? Nous remarquons à cette occasion que, par romaniser, nous n’entendons pas dire: prendre le caractère romain pur, mais prendre ce caractère tel qu’il apparaissait en Belgique, après s’être en quelque sorte teint de celtique dans son passage par la Gaule.

Jusqu’ici nous avons parlé des Belges en général; maintenant nous allons aborder l’objet spécial de cette étude. Le sol de la Belgique moderne est habité par deux peuples, l’un teuton, l’autre roman (et une petite petite partie germanique): quel est l’origine de ce deuxième? Retraçons d’abord des faits qui se sont passés depuis César jusqu’à l’époque où il est question, pour la première fois, de Wallons: cette histoire, malheureusement, est fort courte, quand on s’abstient de conjectures.

Le point de départ serait de déterminer ce que devint chacun des peuples belges dont il est fait mention à l’origine de notre Histoire; ainsi, outre ceux que nous avons cités, les Centrons, les Grudies, les Lévaques, les Pleumoxies, les Guéduns (vassaux des Nervies, les Ambivarites, les Suniques, les Bétases, et tous ces autres peuples dont César, Strabon, Pline et Ptolémée rapportent les noms. Or, dans son ensemble, cette entreprise est irréalisable: si l’origine et les destinées des peuples principaux eux-mêmes sont enveloppées de doute, il est tout à fait impossible de reconnaître la race, l’emplacement exact, des peuples moins importants: le nom même de la plupart ne reparaît plus une seule fois dans l’histoire subséquente. En prenant pour exemple la partie orientale de la Belgique actuelle, il n’existe pas de trace des Sègnes (Sougné-Remouchamps ?!) et des Pémains; les Cérèses (proprement Kairaises) occupaient peut-être le canton nommé au Moyen Age Caros ou Caeras, où rien n’empêche de croire qu’ils se perpétuèrent; les Condruses habitaient le pays encore nommé Condroz; les Eburons et les Aduatuques furent détruits ou du moins dispersés, sans qu’on sache positivement par qui leur ancien territoire fût ensuite repeuplé. D’après une opinion assez plausible et qui a pour elle le texte de Tacite dans son sens littéral, les Tongres ne seraient autres que ces différents peuples sous un nouveau nom collectif, celui de Germains ayant acquis un sens infiniment plus étendu. Il est remarquable que l’étymologie paraîtrait confirmer cette interprétation (celle de J. Grimm): « Germains », nous l’avons vu, viendrait de gairm (cri), et signifierait « celui qui crie », de même, « Tongre » pourrait venir du tudesque tunga, allemand zunge (langue), et le dérivé tungar aurait le même sens que « germain » (comparez le latin: linguax, linguosus): l’un des mots serait donc seulement la traduction de l’autre. Du reste, au point de vue où nous croyons devoir nous placer, ces détails ethnographiques perdent leur importance. Il nous suffit que les Belges, Germains d’origine, aient été indistinctement romanisés dans les provinces wallonnes de la Belgique. C’est là un fait très simple, très incontestable à notre sens et que, cependant, on n’a pas toujours assez nettement reconnu.

D’après ce que nous savons de l’obstination que mettaient les Romains à transformer les peuples vaincus en un seul peuple romain, on pourrait affirmer à priori qu’ils parvinrent pendant leur longue domination à implanter leur civilisation et leur langue dans les parties de la Belgique qui se trouvaient sur leurs voies de communication, ou qui étaient assez fertiles pour y fonder des établissements. Il est tout simple, par exemple, que les Romains aient laissé les Ménapies, les Nervies septentrionaux et les Toxandres dans les marais et les bruyères qui s’étendent de la Flandre maritime à la Campine; tandis que les plaines fertiles du Hainaut, du Brabant méridional (wallon) et de la Hesbaye (plaines que traverse la chaussée nommée encore aujourd’hui « chaussée romaine ») devaient les attirer (La chaussée dite romaine, se dirigeait de Bavai sur Tongres et de là sur Cologne). De là il résultait deux choses: ces pays acquérant de l’importance, les Romains attachaient du prix à les transformer; en second lieu, cette transformation s’opérait d’elle-même par le contact prolongé des deux populations. Mais pour faire comprendre ceci, il faut que nous détrompions d’une erreur dans laquelle on semble se complaire. On croit généralement que les Belgae d’avant César, et à plus forte raison les Germains, n’étaient que des hordes errantes vivant dans les bois du produit de la chasse: cela est fort inexact. Si les Germains étaient essentiellement guerriers, et chasseurs par occasion, ils n’étaient pas moins cultivateurs; seulement c’était à leurs serfs, sous la surveillance des femmes et des moins valides, qu’ils déléguaient le plus souvent les soins de la culture. Il y a mieux: César dit expressément dans un passage rapporté plus haut, que les Germains s’établirent en Belgique à cause de la fertilité du sol (II, 4). Nous rappelons, pour faire voir combien la culture des champs est ancienne en Belgique, que déjà les Belges primitifs étaient cultivateurs, puisque, dans un passage que nous avons eu également l’occasion de citer, César dit de ceux qui envahirent la Bretagne, qu’ils se mirent à labourer les terres (V, 12). Les Belgae étaient donc agriculteurs et même ceux qui étaient le plus farouches (Les Ménapies, par exemple, que l’on croirait avoir mené une vie toute sauvage dans leur suite non interrompue de forêts et de marécages (III, 28), ne laissaient pas que d’avoir des champs, des maisons et même des villages (voy. III, 29). Cela a dû être la même chose pour les Sègnes bien que « terribles et nonchalants »…Cependant, la nature du pays dût nécessairement exercer une grande influence sur le sort des Belges: ceux qui habitaient des régions écartées et d’un accès difficile étaient restés de rudes Germains quand vint César (ainsi les Nervies), et restèrent sans doute tels pendant la domination romaine, à cause que les « civiliser » eût été également difficile et inutile; les autres, au contraire, établis dans des contrées fertiles et attachés au sol par sa culture, ne purent échapper longtemps à l’action énergique et incessante des conquérants. Les premiers conservèrent intacts leur langue, leurs moeurs et leur culte. Les seconds, sans probablement oublier complètement cet héritage de leurs pères, admirent à côté ou y mêlèrent, dans une proportion plus ou moins grande, l’élément romain.

Le fait confirme ces déductions logiques, nous voulons dire que ces Wallons sont romans par la langue et les moeurs, et non seulement ils sont romans, mais encore ils le sont de la même façon que leurs voisins du midi: leur dialecte n’est pas une langue romane distincte comme le valaque (idiomes non germains et autres idiomes parlés en Roumanie), c’est une subdivision ou idiome de la langue d’Oïl, qui se rattache aux autres par des chaînons non interrompus: à l’ouest, par le dialecte de la Flandre française (le Chti, Ch’ti), ou Rouchi (Drouchi, Rouchy), parlé déjà à l’époque gallo-romaine, et le Picard; au sud-est, par le dialecte de l’Ardenne française et le Lorrain. Ainsi, en comparant un dialecte du centre, celui de la Touraine, par exemple, sous sa forme ancienne (car ce dialecte étant devenu la langue officielle, et littéraire, a progressé comme tel), avec les dialectes bourguignon, champenois, normand, etc., et le Wallon, on reconnaît en eux des frères germains. Les différences primitives et partielles de races n’ont donc pas produit de différence sensible dans les langues. Le cylindre romain qui, déjà au temps de Strabon, avait nivelé le midi de l’Espagne, qui écrasa ensuite si bien les individualités gauloises qu’on est embarrassé pour retrouver des mots celtiques qui n’aient point passé dans le roman par l’intermédiaire du latin classique ou vulgaire, ce même cylindre a passé également sur tous les Belges-germains que ne protégeaient pas à la fois un rempart naturel et l’inutilité de les dompter. Ne voyons-nous pas en 2020 de notre ère, nous Païens, que ce rouleau compresseur est de plus en plus en train de nous écraser, et ceci dans tous les sens…et les « moutons » dominés, robotisés, drogués, alcoolisés…ne s’en rendent même plus compte. Le cercle est bouclé et Rome, appelé aujourd’hui, le « Marché Commun », l’U-E, continue de plus en plus à niveler par le bas…par la domination alimentée par l’argent, la consommation à outrance, inutile. Plus grave encore, aveuglés les gens sont encore fiers de leurs dépenses inutiles et de leur dépendance. Ce plan, mis en place par Rome et par l’intermédiaire de Jules César, depuis plus de deux millénaires, arrive à ses fins. Les « Illuminati » sont bien en activité…

L’étroite parenté du wallon avec les dialectes français prête cependant à une objection; on pourrait dire que le wallon, dans sa partie romane, n’est pas né sur notre sol, mais qu’il y a été importé de France. Ceci est une supposition qu’aucun fait n’appuie, que contredit l’indépendance politique où nous nous sommes toujours trouvés à l’égard de ce pays, et qu’il faudrait d’ailleurs étendre à toutes les langues romanes, car, c’est leur caractère général de n’avoir point de limites tranchées entre elles et de se succéder dans l’espace par une suite de nuances à peine sensibles. Cependant nous n’entendons pas contester par là que tel ou tel point, actuellement wallon, n’ait pu être autrefois tudesque. Cela s’expliquerait par deux causes: la population germanique primitive a pu rester plus compacte en certains endroits, mais, surtout, l’établissement des Francs et autres peuples allemands dans nos contrées a dû amener des colonies de ces peuples en certains lieux préférés. Nous disons seulement que rien ne révèle l’existence d’une langue intermédiaire entre les dernières traces du latin et les premières traces du roman-wallon: ni les faits connus, ni ceux que nous avons nous-mêmes recueillis, ne conduisent à cette conséquence. D’ailleurs, comment, par quelle voie, se serait opérée cette importation subite, quelle cause aurait soudainement substitué le roman, à peine formé, à la langue allemande? Comment n’existe-t-il aucun indice de l’époque? Il est tout simple que la date de naissance du wallon ne soit nulle part consignée, s’il s’est formé insensiblement sur notre sol des débris du latin; mais il en serait autrement s’il était venu brusquement du dehors s’y installer en vainqueur. Nous ajoutons que ce dernier phénomène serait en lui-même sans exemple. Autant il est dans le cours ordinaire des choses que des étrangers disséminés sur la surface d’un pays perdent promptement leur langue quelque nombreux qu’ils soient, autant il est normal qu’une population compacte conserve la sienne, même dans les circonstances les plus défavorables, sauf le cas d’une domination directe, prolongée, despotique, et à la fois supérieure en civilisation (quoi que…), comme le fût celle des Romains. En voici une preuve qui nous paraît démonstrative: celle de la population flamande incorporée à la France (région de Lille…) qui, depuis Louis XIV conserve aujourd’hui encore sa langue. Comment donc se pourrait-il que nous, de tout temps indépendants, nous eussions, par l’influence française, perdu cette même langue depuis neuf siècles au moins? Cet effet, que n’a pas produit sur un pays circonscrit, un long voisinage, puis une longue domination, aurait été opéré d’emblée, par un simple contact sur une région se prolongeant loin du point où le contact a pu avoir lieu? Cette supposition est fantastique (les limites du français et de l’allemand dans la Lorraine et l’Alsace datent aussi de la formation du roman. On en peut dire autant par rapport au bas-breton et au basque. La langue française fait des progrès incontestables de ces divers côtés, mais ces progrès sont fort lents, quoiqu’ils soient amenés par des causes tout autrement énergétiques que les influences du voisinage).

L’origine du wallon n’est donc pas douteuse. La cause est parfaitement certaine: c’est la domination romaine; quant à l’époque, la difficulté n’est nullement propre à la langue wallonne, qui s’est formée durant la même période que les autres dialectes de la langue d’Oïl. Il n’y a d’obscur, selon nous, que ce qui concerne les vicissitudes postérieures et locales du wallon quand il a conquis tel point ou perdu, peut-être, tel autre. Mais nous n’avons pas à nous en occuper; que ses limites aient eu jadis une configuration différente, que dans leur sein il y ait eu des enclaves, même nombreuses, si l’on veut, toujours est-il que, jusqu’à preuve du contraire, on doit tenir le wallon pour une dérivation immédiate et indigène du latin vulgaire avec quelques rajoutes germaniques parfois.

La controverse à laquelle nous venons de toucher nous a fait anticiper sur le côté véritablement difficile de la question; nous voulons parler de nos limites vers l’est et le nord: ces limites, en effet, ne sont pas marquées par la Nature, et dès-lors on peut demander comment il se fait, d’après nos prémisses, qu’au beau milieu de ces plaines fertiles, en deçà des bruyères et des marais dont nous parlions précédemment, se trouve la séparation des populations flamande et wallonne (parfois la frontière linguistique passe au beau milieu d’un village hesbignon/limbourgeois)?

Ce phénomène paraît avoir nécessairement sa cause dans des faits postérieurs à l’époque où nous eûmes définitivement reçu l’empreinte romaine, car, évidemment, les progrès lents (qui vont parfois à la dérive), mais incessants, de la civilisation ne peuvent s’être arrêtés brusquement là où n’existait aucun obstacle matériel, nulle diversité dans la nature du pays. Il ne semble même pas que la supposition d’une nationalité germanique fortement prononcée (celle des Tongres, par exemple) suffirait pour expliquer ce fait, car les Romains n’eussent pas souffert que cette nationalité, forcément hostile, s’étendit dans les plaines ouvertes et sans défense, jusqu’aux abords de leur grande voie de communication vers le Rhin. Il faut donc, pour rendre compte dans les conditions que nous venons de dire, des limites si tranchées des langues flamande et wallonne, ou française, admettre qu’un ou plusieurs peuples allemands sont venus s’établir sur le sol romanisé de la Belgique, à une époque quelconque à partir du moment où la puissance romaine fût trop affaiblie pour repousser ou subjuguer ces intrus. Or, bien qu’il puisse être difficile ou même impossible de déterminer quels furent ces étrangers, on sait du moins que, depuis les premiers moments de la conquête jusqu’à l’époque de Charlemagne inclusivement, une quantité de peuples allemands vinrent à divers titres se fixer sur le sol belge: les Tongres (s’ils étaient nouveaux venus), les Ubies, les Toxandres, les Gugernes, les Suniques, les Bétasses, des milliers de prisonniers de guerre, des peuplades qui, moitié de gré, moitié de force, recevaient des établissements, puis l’invasion franque, la fondation du royaume de Ripuarie, entre le Rhin et la Meuse, bien d’autres établissements, après la chute définitive de l’empire romain, dont la naissance n’est nulle part mentionnée, mais qui apparaissent plus tard. Ainsi, nous voyons qu’une partie du territoire des Ménapies était encore idolâtre aux VIème et VIIème siècles, mais nous voyons en même temps que ce territoire était habité par des « Flandrenses », des « Andoverpienses », des « Frisones, Suevi et barbari quique circa maris littora degentes »…: nouveaux noms, probablement aussi nouveaux venus.

De tous ces éléments germaniques, les uns n’ont produit aucun résultat relativement à la démarcation des langues, d’autres ont contribué au résultat actuel, d’autres, enfin, sont les auteurs directs de ce même résultat: ce n’est pas à nous qu’incombe la tâche d’assigner ces rôles. Nous avons montré que le pays Wallon a subi la destinée commune des Gaules: c’est chez nos voisins qu’existe l’exception. Si nous formons la limite, c’est passivement: qu’elle soit le résultat d’un fait défensif, ou, comme nous le croyons, d’un fait offensif. Ce sont nos voisins qui l’on posée: toutes les questions qui lui sont relatives appartiennent donc à leur histoire. Cette histoire, dans cette première période, n’est autre que celle des Néerlandais, ou, plus généralement, de la race bas-allemande, dont les Flamands forment l’avant-garde. Borner ses recherches à l’histoire primitive des seuls Flamands, c’est se donner, peut-être, plus de peine, pour arriver à un résultat moins utile, ce n’est pas la généalogie de chaque peuplade, mais bien la formation et le mouvement général de la race qu’il importe de connaître.

Il y a cependant un point de cette recherche qui nous touche. Le wallon, principalement ses dialectes septentrionaux, contient dans sa partie organique (c’est-à-dire en dehors des mots empruntés), une proportion plus forte d’éléments germaniques que les autres dialectes de la langue d’Oïl. La population wallonne contient donc une quantité correspondante de ces éléments. Quels sont ces Allemands dont le sang est mêlé au nôtre, ou le wallon tiendrait-il uniquement son excès de tudesque des anciens Germains cisrhénans, souche de notre race? Ceci est une question à laquelle nous ne pourrons répondre d’une manière un peu formelle que lorsque nos travaux linguistiques seront terminés et qu’ils auront subi la critique d’hommes plus versés que nous dans les origines de la langue allemande. Il est pourtant dès à présent très vraisemblable que cet élément provient des Francs austrasiens (l’Austrasie est un royaume franc à l’époque mérovingienne. Ce royaume couvre, outre le nord-est de la France actuelle, le reste des bassins de la Meuse et de la Moselle, jusqu’aux bassins moyen et inférieur du Rhin et peut être considéré comme le berceau de la dynastie carolingienne), dont les chefs habitèrent longtemps de préférence les environs de Liège: Herstal, Jupille, Landen…Le rapport de ces Francs, les derniers qui conservèrent leur caractère national, aux Francs neustriens (la Neustrasie, Neustria, Neustrasia ou même Neptrecus dans les chroniques latines, est le royaume franc correspondant à l’ancien royaume de Syagrius, au nord-ouest de la France actuelle, et qui a initialement pour capitale Soissons), bientôt romanisés, est plus que suffisant pour rendre compte du rapport des dialectes. On pourrait même croire qu’en certaines parties de la province de Liège, actuellement wallonnes, la suprématie a été quelque temps disputée par les deux races. Mais la race conquise formant sans doute le fond de la population, et sa langue étant celle de la religion, de la civilisation et de la politique, a fini par l’emporter sur la race victorieuse. Les Francs, cernés par elle, durent émigrer ou être absorbés. Remarquons, d’ailleurs, que la lutte dont nous venons de parler était un fait involontaire de la part des Francs: jamais ce peuple, non plus que les autres Allemands, ne chercha à imposer sa langue ni ses lois.

Il nous reste à parler du nom qui nous est donné. Walah, qui signifiait d’abord en tudesque: Gaulois, Gallus, désigne déjà dans la glose malbergique « le Romain ». C’est le signe que les Allemands ne connaissaient plus dès lors le véritable Gaulois-Celte. Ce nom était donc tout-à-fait générique. Si, par la suite, il a été restreint aux habitants de l’extrémité septentrionale de la Gaule romane, la cause en est, soit à l’absence d’un autre nom général pour les Belges romans, soit plutôt à ce qu’étant voisins des Flamands et des Allemands, nous avons continué à être appelés de ce nom, tandis qu’il tombait ailleurs dans l’oubli. Nous-mêmes, au XIIème siècle, nous persistons à nous appeler Romains (nous sommes de véritables inconscients…), ou du moins à appeler notre langue romaine, comme on le voit par un passage souvent cité: Rodulphe, abbé de St-Trond, écrivait en l’an 1156 « Adélard, nommé abbé de ce lieu, l’an du Seigneur 999, n’avait pas pour langue maternelle la teutonne, mais celle qu’ils appellent par corruption romaine, en teuton wallonne ».

Tels sont, ou nous paraissent être, les traits principaux de l’histoire primitive des Wallons. Vouloir aller au-delà avec nos moyens actuels, serait se livrer aux conjectures. Espérons, cependant, que les efforts réunis de nos récents instituts archéologiques feront sortir du sol de nouvelles lumières. Nous espérons aussi qu’une comparaison approfondie des dialectes wallons, flamands et allemands jettera quelque jour sur les rapports des races qui les ont produits.

Nous vous recommandons maintenant de vous rendre à l’article concernant « la vie des Sègnes d’aujourdhui… »