
Dans l’imaginaire européen, quelques animaux jouent un rôle plus important que les autres et forment une sorte de « bestiaire central ». Le loup en fait partie et en est même une des vedettes. Le « fauve », le prédateur, qui revient dans nos montagnes et forêts, hante depuis des siècles l’imaginaire occidental. « Au loup! » Et quel loup! Il hante la vie et l’imaginaire de l’humanité depuis des milliers d’années. Il fait même partie du « bestiaire central » de notre société, à partir duquel s’articule tout un réseau de légendes, de mythes, d’images et de symboles. C’est une histoire longue de trente siècles. Emergent alors des mythes grecs, des attributs lupins d’Apollon, les métamorphoses de Lycaon, les initiations lycéennes qui doivent tant au lùkos (« loup » en grec ancien), d’où nous vient aussi le « lycanthrope« , c’est-à-dire le loup-garou. « La louve romaine » est mère nourricière de Romulus et Rémus, lesquels connaissent un sort comparable à celui de Caïn et Abel (Romulus fonde Rome en assassinant son frère), tandis que les Lupercales, fêtes de la fertilité et de la purification, se transformeront en idyllique saint Valentin, à la fin du Vème siècle…
Plus proche de nous, même si « la Bible est peu bavarde sur le loup« , le très chrétien Moyen Age a confronté, voire intégré, le loup à la sainteté: saint Blaise « oblige un loup à rendre à une pauvre veuve un pourceau qu’il lui avait dérobé« , mais saint Loup est un « vainqueur des forces du mal ». Quant à François d’Assise, il convertit la bête de Gubbio, « un loup colossal, vorace, insatiable et particulièrement cruel » à la douceur de l’agneau.
Des « polémiques, parfois virulentes ». Mais, au fil des siècles, « Frère loup » a aussi gagné sa réputation de méchant « loubard« … Dans les fables et les contes, c’est aussi « un fauve« . L’image du « loup aujourd’hui » est ambivalente, car, depuis son « retour » en France (1992) et en Wallonie (2018), l’animal « exacerbe les passions« …qui entraînent des « polémiques, parfois virulentes« , qui opposent actuellement historiens et « protecteurs (du loup), soutenus par les zoologues et les éthologues« . Certes, la science – comme la justice – suppose le débat contradictoire… La peur du loup revient à l’époque moderne. Les documents d’archives, les chroniques, le folklore en portent témoignage: désormais les loups ne s’attaquent plus seulement au bétail, ils dévorent les femmes et les enfants. L’étrange affaire de la Bête du Gévaudan (1765-1767) constitue le paroxysme de cette peur qui dans les campagnes ne disparaît que lentement. Au XXème siècle, la littérature, les dessins animés, les livres pour enfants finissent par transformer le grand méchant loup en un animal qui ne fait plus peur et devient même attachant. Seuls la toponymie, les proverbes et quelques légendes conservent le souvenir du fauve vorace et cruel, si longtemps redouté.
L’HOMME QUI A VU LE LOUP! « L’homme est un loup pour l’homme », « se tenir à la queue leu leu », « avoir une faim de loup », « crier au loup », « les loups ne se mangent pas entre eux », « se jeter dans la gueule du loup », « avoir vu le loup », « faire entrer le loup dans la bergerie », etc, etc, etc. Nombre de nos expressions courantes, de maximes plus ou moins encore employées, d’adages définitifs ont pour point commun ce fameux loup. Ces dictons ont presque tous en commun de donner du « canis lupus », selon sa taxonomie latine, une image plus que négative: méchant, constamment affamé, rusé, lâche, maléfique et lubrique (surtout s’agissant de la louve, bien évidemment…). En un mot: diabolique! Cet animal parfois énigmatique, jadis compagnon des dieux (chez les Grecs, les Romains, les anciens Nordiques et les Celtes, en particulier), devenu au fil du temps et en très grande part par la volonté de l’Eglise catholique, un animal effrayant et maudit. Les loups CONTEMPORAINS (qui vivent dans un monde qui n’a strictement rien à voir avec celui des Celtes, ni du Moyen Age, ni de l’Ancien-Régime ou même des débuts de l’ère industrielle). Les loups sont toujours des loups, sauvages. Les loups ont parfois attaqué, tué des êtres humains: toutes les recherches historiques (recoupement d’archives, témoignages, faits historiques avérés, etc) démontrent qu’en certaines époques (famines, mini périodes glaciaires, chute démographique, etc) ces superbes canidés se sont bel et bien attaqué à l’homme pour s’en nourrir). Toute vérité se situe dans les entre-deux: le loup est absolument utile à la bonne marche de notre Mère-Nature. Il permet de réguler les espèces et le biotope. Le loup est utile et c’est un prédateur très intelligent. C’est à nous d’être plus intelligent que lui sans devoir l’exterminer. A nous, autre prédateur, de faire marcher notre cerveau. « Qui craint le Grand Méchant Loup »? Des chansons enfantines, pour se moquer du fauve qui a terrorisé les campagnes, un vieux truc pour conjurer les angoisses venues du fond des âges. Car le loup n’est pas seulement ce sauvage cousin de nos chiens domestiques. Il est chargé d’une symbolique ambiguë, nous menaçant à la fois de nous dévorer tout crus au coin d’un bois, mais capable aussi de nourrir de son lait des bébés abandonnés par des jeunes mères… Cette mise en scène d’un loup (Ysengrin) qui fait rire au lieu de faire peur ne constitue peut-être pas tant un exutoire, comme on pourrait le croire au premier abord, que le reflet d’une certaine réalité. Il semble bien que l’on ait moins peur du loup dans les campagnes des XIIème et XIIIème siècles qu’avant l’an mille, du moins en Europe occidentale. La peur du loup ne sera de retour qu’à la fin du Moyen Age et, surtout, à l’époque moderne, où elle deviendra une angoisse permanente dans la vie des campagnes. Cette peur est en effet liée aux périodes de crises (climatiques, agricoles, sociales), pas aux moments de prospérité économique… Mais quand l’homme redevient un peu plus sage, il sait qu’il a besoin du loup pour remettre de l’ordre sur notre belle planète. Le berger doit protéger ses moutons et a le droit de se débarrasser du loup qui a osé s’attaquer à son cheptel…par contre nous n’avons pas besoin de chasseurs pour se débarrasser de la plupart des loups…Mère Nature s’en charge et n’a pas besoin de ces chasseurs, soit-disant « protecteurs » de nos forêts…
Le « déboussolement » de l’homme par rapport au loup. Dans l’univers des emblèmes et des symboles, c’est surtout notre époque contemporaine qui revalorise le loup en laissant de côté la plupart de ses aspects négatifs pour ne retenir que sa puissance, sa résistance, sa ténacité, son audace et même son invincibilité. Il est ainsi présent sur les maillots des sportifs, qu’il soit emblème d’équipes ou de club, ou bien logo de tel ou tel sponsor. Il l’est également sur les insignes du scoutisme, cousins bâtards des insignes militaires et échos lointains au Livre de la Jungle… Toutefois, de nos jours, ce sont essentiellement les logos commerciaux qui sollicitent le loup, souvent réduit à de simples « bêtes » publicités qui permettent d’attraper les « moutons »… Pire, la bêtise de l’homme montre comment il est devenu véritablement malade, car, à l’exemple de la pharmacopée chinoise-asiatique, toutes les parties de l’anatomie de ce brave loup passent pour avoir des vertus médicamenteuses. Sa graisse et son fiel protègent de tous les maux; son foie séché et réduit en poudre guérit à peu près tout; ses excréments placés sur les yeux améliorent la vue; porter ses intestins en guise de ceinture soulage « les flux de ventre »; manger son coeur donne du courage; cuisiner un bout de sa verge procure…et ainsi de suite. L’homme dégénère contrairement à ce que l’on veut lui raconter pour le réconforter… L’être humain devient de plus en plus débile et commence tout doucement a en prendre peur… La Nature sait exactement ce qu’elle doit faire…
Superstitions et positions déraisonnables. Différentes superstitions associent le loup au Diable et au sabbat. On l’a vu, à propos du Moyen Age, mais l’époque moderne y ajoute son discours propre. Ainsi une légende qui explique que sitôt créé par le Diable, le loup a violemment mordu ce dernier au bas de la jambe et l’a rendu boiteux. Ce faisant, Satan a rejoint tout un cortège de créatures et personnages boiteux ou ne marchant pas droit qui, depuis l’Antiquité, étaient considérés comme inquiétants, coupables ou malfaisants: Héphaïstos, Dionysos, Jason, Oedipe, Renart et même Jacob, celui qui a lutté avec Dieu. Tout boiteux a toujours inspiré la crainte et le rejet…Mais le loup est un animal qui exacerbe les passions. La réintroduction et la protection du loup dans certaines régions de France, en Belgique…ont engendré de violentes polémiques et manifestations. Elles opposent d’un côté les bergers et les chasseurs, et de l’autre les écologistes et les défenseurs des écosystèmes. De part et d’autre, les positions semblent déraisonnables: reprocher au loup de manger des brebis est absurde; introduire artificiellement des loups dans des campagnes d’où ils ont disparu depuis plus d’un siècle l’est tout autant. Mais celle du gouvernement l’est plus encore: il encourage la réintroduction de l’espèce tout en dédommageant les bergers. Un berger doit encore une fois défendre son troupeau avec un fusil s’il le faut. Les chasseurs, ce n’est pas à eux de jouer à l’arbitre et de recommencer le même carnage qu’il y a une centaine d’années… Autrement dit, la Nature étant plus intelligente que l’homme, doit jouer son rôle: elle doit laisser venir naturellement les loups d’Italie, de Pologne, d’Allemagne… C’est elle qui est l’arbitre et qui a sa propre Sagesse. Ce n’est pas à l’homme à décider!
Le loup est-il vraiment un mangeur d’hommes? Depuis quelques décennies, la réapparition de cet animal dans nos campagnes a donc relancé les querelles sur sa nature vorace et sanguinaire, que contestent ses défenseurs: « le loup n’est pas un mangeur d’hommes, le loup est innocent de tous les crimes dont l’ont accusé les historiens! ». Or, d’après les récits les plus anciens, il en aurait pourtant commis de belles, à peine moins que les humains (les plus grands prédateurs…) cependant, tel Lycaon, changé en loup pour avoir servi la chair d’un nourrisson à la table des dieux. L’homme est un loup pour l’homme, c’est bien connu, mais qui se souvient que l’adage apparaît d’abord dans une pièce de Plaute, La comédie des ânes ? Deux loups couchés aux pieds du redoutable Odin veillent sur les cadavres des guerriers, avant qu’un loup monstrueux, Fenrir, ne dévore le maître des dieux, mettant ainsi fin à son monde et à celui des humains. La terreur que le loup inspire à travers les âges est illustrée dans une foule de manuscrits, gravures, bas-reliefs, bronzes, mosaïques, mais son image n’est pas uniformément négative, loin de là. Gengis Khan aimait se dire « fils du loup bleu ». Une légende commune à l’Asie et à l’Europe allège le tableau de ses noirs méfaits: la Lune curieuse de découvrir le monde d’en bas s’est prise dans les branches d’un arbre, dont un loup vient la délivrer. Ils s’éprennent l’un de l’autre mais elle s’enfuit au petit matin et, depuis, il hurle toutes les nuits, la suppliant de revenir sur terre. Comme on en a déjà parlé précédemment, aux sources de la fondation de Rome, la louve qui a sauvé les jumeaux Romulus et Rémus est honorée comme une figure tutélaire pendant la fête des Lupercales, mais apparemment elle fait exception dans la symbolique romaine, où le mot lupa désigne à la fois la femelle du loup et la prostituée. Pour les Pères de l’Eglise, le loup est le pire animal de la Création (ils pullulent au Vatican…), peut-être parce que la rage qui sévit en Occident l’a rendu beaucoup plus dangereux – la plus ancienne version connue du Petit Chaperon rouge date de l’an Mille. Les clercs du haut Moyen Age le représentent la gueule armée de grandes dents qu’ils assimilent au gouffre de l’enfer. Ce qui n’interdit pas d’utiliser chaque partie de son corps à des fins thérapeutiques. Encore faut-il le capturer, et pour cela suivre la méthode d’encerclement…
La signature de l’Eglise, éternelle prédatrice. Non content d’être féroce, le loup se pare de tous les vices humains: couardise, fourberie, paresse, avarice. Seule la grande vertu des saints permet parfois de le domestiquer, ainsi saint Malo qui lui fait porter ses bagages pour le punir d’avoir englouti sa mule, saint François qui amadoue « frère Loup » à Gubbio, ou encore saint Loup vainqueur des forces du mal, et toute une galerie de saints (presque que des hommes…!) de moindre envergure spécialisés dans la protection contre cette bête malfaisante. Autre arme efficace, le ridicule: dans les ramifications du Roman de Renart, composés par une vingtaine de clercs au tournant du XIIIème siècle, Ysengrin, très fort et très sot, est toujours humilié et roué de coups, toujours dupe du rusé goupil. C’est aussi un mari trompé, comme dans nombre de fabliaux contemporains. L’ouvrage semble correspondre à une période de relative accalmie. A l’époque moderne, la peur du loup redeviendra une angoisse permanente dans la vie rurale.
Coïncidant aussi avec Le Roman de Renart les histoires de loups-garous, victimes d’un mauvais sort ou d’une maladie héréditaire, dont la nature sauvage reprend le dessus les nuits de pleine Lune. Pour l’Eglise, la « revoiloup », ce sont des déviants, des suppôts de Satan… Le loup partage avec le lion et le renard la vedette d’épisodes où il tient généralement le mauvais rôle. C’est le cas chez La Fontaine. Au fil des reprises, les portraits d’animaux se transmettent avec des caractères immuables: lion généreux, renard rusé, ours gourmand, âne borné, singe malin, loup « voleur, menteur, lâche, cruel et sanguinaire« . Les contes traditionnels lui ajoutent une dose supplémentaire de sauvagerie et quelques connotations sexuelles. On retrouve la couleur rouge dans le plus célèbre, celui de Perrault, censée ici éloigner les forces du mal, qui se termine par la victoire du loup. Chez les frères Grimm, il avale encore la grand-mère et la fillette, mais un chasseur vient à point lui ouvrir le ventre et les libérer. Dans la symbolique médiévale, ce n’est pas le rouge mais le vert qui est associé aux premiers émois sexuels. Ce qui compte en priorité dans nombre de récits, contes ou fables, c’est leur construction autour de trois pôles chromatiques, rouge, blanc et noir, le loup représentant le pôle de la mort alors que dans la nature son pelage est très rarement entièrement noir.
En période de famine, les bêtes fauves se rapprochent des villages, et les loups entrent plusieurs fois dans les villes au cours d’hivers particulièrement rigoureux. D’après les registres paroissiaux, ils deviennent un véritable fléau, faisant des ravages dans les troupeaux, s’attaquant parfois aux humains, dévorant des cadavres de soldats: « le nier, comme font aujourd’hui certains éthologues et zoologues, est malhonnête« . Simplement, les loups d’aujourd’hui ne sont pas les loups d’autrefois, et la vie des campagnes a changé depuis la fin du Moyen Age. La chasse s’organise pour tenter de les éradiquer: c’est une très grave erreur, laissons faire Mère Nature et seulement les bergers… Le loup figure en tête d’une masse d’informations recueillies d’abord par des prêtres soucieux de lutter contre les superstitions de leurs ouailles, puis par des folkloristes, ethnologues et membres de sociétés savantes, jusqu’à la Première Guerre mondiale.
Nous en avons déjà parlé, mais le plus célèbre de ces animaux cruels, la Bête du Gévaudan, fait des ravages dans plusieurs provinces, s’attaque aux humains plutôt qu’au bétail, mobilise l’opinion nationale et tient en échec les meilleurs louvetiers de Louis XV pendant trois ans avant d’être abattu par un paysan. Elle aurait tué plus de cent personnes, en majorité des jeunes filles et des fillettes. Parmi les récits de l’époque, les plus sages suggèrent qu’il pourrait s’agir de plusieurs loups, probablement enragés. On pense alors, à juste titre, qu’ils peuvent contaminer les humains, mais il faudra attendre Louis Pasteur et son vaccin antirabique pour arrêter la propagation du mal et de la terreur.
Aujourd’hui, le loup: « démythifié, assagi, revalorisé » il apparaît souvent moins dangereux et détestable que les hommes. On peut situer le début du renversement de tendance au Livre de la jungle de Kipling qui va inspirer les meutes de jeunes louveteaux du scoutisme, et place Mowgli dans une lignée d’enfants sauvages (« L’enfant Sauvage » de Paul Bachelard), légendaires ou réels, élevés par des animaux. Au temps de la ruée vers l’or, les héros les plus attachants de Jack London sont des loups et des chiens-loups. Dernier avatar évoqué ici, le loup lubrique de Red Hot Riding Hood, qui manque se faire violer par la grand-mère du Petit Chaperon rouge.
Un animal solaire, pleinement solaire. La genèse du mythe lupin remonte au Paléolithique où hommes et loups cohabitent, partageant les mêmes territoires de chasse. Le loup représente alors l’autre grand prédateur de la faune européenne. Durant ces quelques millénaires, sa présence s’est inscrite peu à peu dans l’imaginaire des Européens. Cette proximité a pourtant laissé peu de traces archéologiques, le loup étant pratiquement absent des représentations de l’art pariétal. Il faut attendre les périodes protohistorique et historique pour que le loup s’installe largement au coeur des différents mythologies de la sphère européenne.
S’il est aujourd’hui considéré comme un animal nocturne, davantage associé à la Lune sous laquelle il hurle, l’origine du mot « loup » dériverait pourtant de l’étymologie indo-européenne leuk, se rapportant à la lumière, qui donnera leukos en grec, lupus en latin, wolf en germanique. « Un loup », c’est d’abord un être de lumière, une paire d’yeux, un regard qui voit et qui brille dans la nuit. C’est un animal solaire, pleinement solaire.
Il est associé aux différentes divinités solaires des religions originelles de l’Europe. Chez les Grecs, la mère d’Apollon, Léto, fut transformée en louve par Zeus avant de se réfugier en Lycie (étymologiquement le « pays des loups »). Les nombreuses épithètes du dieu grec rappellent d’ailleurs ses origines lupiennes, comme Apollon « lycien » ou Apollon lycogénès (« l’enfant de la louve »). Aux côtés du dieu ouranien, ce sont encore des loups qui figurent, fréquemment mis en scène par le texte ou les images. Dans les mythologies septentrionales de l’Europe, le dieu Odin est également accompagné de deux loups, Geri et Freki, qui veillent sur les cadavres des guerriers morts au combat. C’est aussi un loup, Fenrir qui avalera le Soleil et la Lune lors du Ragnarok, détruisant l’ordre du monde. Chez les Celtes encore, le dieu Lugh, dont le nom relève même étymologie solaire, est accompagné lui aussi de deux loups qui parcourent chaque jour le monde et lui rapportent ce qu’ils ont vu. Enfin à Rome, le loup représente avec l’aigle les figures tutélaires et protectrices de la cité. C’est une louve qui joue un rôle central dans la fondation de la ville en allaitant les jumeaux Remus et Romulus dans la grotte de Lupercal au pied du Palatin.
Au-delà de cette dimension solaire, le loup est aussi emblématique de la nature sauvage, éternelle régénératrice. Artémis, la déesse de la chasse et des enfantements (Brigantia chez les Celtes), « Dame des fauves » selon Homère, est la soeur d’Apollon et donc comme lui née d’une femme-louve. C’est aussi la déesse de la Lune sous laquelle chantent les loups. A Rome, le loup est également associé aux rites de fécondité et de renouveau à travers la fête des Lupercales, célébrée en février. L’épouse du berger Faustulus qui recueillit Remus et Romulus, Acca Larentia, était une ancienne prostituée surnommée lupa, c’est-à-dire la « louve », qui donnera ensuite le terme « lupanar », en référence à la réputation lubrique des louves.
L’éternel jaillissement de la vie s’exprime aussi par l’ardeur au combat. Symbole de courage et de force sauvage, le loup est invoqué dans les rituels guerriers des tribus germaniques. Equivalents lupins des bersékir, guerriers possédés par l’esprit de l’ours(e), les ulfhednir, vêtus de peaux de loup, boivent le sang et mangent le coeur des loups avant de partir combattre.
Diaboliser, domestiquer, humilier le loup au Moyen-Age. Si les loups voisinent avec les dieux, ils n’ont pas pour autant bonne réputation auprès des hommes du commun. Dès l’Antiquité, ils passent pour des créatures voraces, fourbes et cruelles, ennemis des bergers et des troupeaux. La christianisation et la chute de l’Empire romain vont accentuer encore cette réputation négative. Entre le Vème et le Xème siècles, instabilité politique et crise démographique frappent l’Occident, la Nature sauvage reprend ses droits sur les terres autrefois cultivées. Les grands prédateurs, rongés par la faim, rôdent autour des villages dans les campagnes du Haut Moyen-Age. C’est durant cet âge sombre que se forge l’image du « grand méchant loup » qui perdurera jusqu’au XIXème siècle, notamment à travers les fables et les contes. Le loup y incarne la force brutale, la voracité ou la ruse, à l’image du conte du Petit Chaperon rouge, popularisé sous les versions de Charles Perrault (1697) et des frères Grimm (1812). La première attestation écrite remonte à l’an Mille.
Incarnation de la bête sauvage par excellence, associée aux vieilles divinités païennes, le loup suscite également l’hostilité des clercs. A l’image des animaux nocturnes qui voient dans la nuit, il est, comme nous l’avons déjà souligné, d’essence diabolique, assimilé au pire animal de la Création. Au noble et magique regard doré respecté des Anciens, les clercs du haut Moyen-Age voient dans le loup « d’abord une gueule avec de grandes dents, et cette gueule est assimilée au gouffre de l’enfer ».
Cette vision diabolique du loup explique pourquoi il est peu représenté dans les arts héraldiques où on lui préfère le lion ou le léopard. Inversement, sans doute parce que sa présence marque les esprits, le loup a laissé d’innombrables traces dans la toponymie (Canteloup, Louvre, Louveciennes, La Louvière…) et dans les noms de personnes (Lelou, Leleu, Dupanloup, Lopez en Espagne, Wolf en pays germaniques) maisussi dans de multiples expressions imagées (« avoir une faim de loup », « faire un froid de loup », « crier au loup », etc).
Comme pour le cerf ou l’ours, l’Eglise (que n’a-t-elle pas récupéré!) veille à récupérer le loup à travers le culte des saints, s’employant, pour rassurer les fidèles, donc les moutons, à démontrer que les hommes de Dieu sont plus forts que les créatures infernales. La Légende dorée abonde de saints lupins apprivoisant des loups, les transformant en doux agneaux ou humbles serviteurs comme saint Norbert, saint Malo, saint Blaise (Bleizh signifie « loup » en breton) ou saint Hervé. Le récit du loup de Gubbio, qui terrorisait les habitants de l’Ombrie, avant d’être amadoué par saint François d’Assise et honoré dans son « Cantique à frère Soleil (?!) » représente l’histoire lupine la plus célèbre de l’hagiographie médiévale.
Mais le loup n’est pas seulement domestiqué, il est aussi moqué comme dans le célèbre Roman de Renart (que l’on a déjà un peu expliqué), où il est représenté sous le personnage d’Ysengrin comme une bête stupide et risible, perpétuellement affamée, toujours humiliée et moquée. Cette mise en scène d’un loup qui fait rire plutôt que d’effrayer, démontre que l’on a moins peur de lui dans les campagnes riches, apaisées et verdoyantes du « beau Moyen-Age » des XIIème et XIIIème siècles. Il en est de même pour ce magnifique exemple qu’est le dessin animé de « Robin des Bois » de Wal Disney…
La grande peur du loup aux temps modernes. Abordons maintenant le thème de l’étrange perméabilité de la frontière séparant la nature lupine de la nature humaine. Les premiers récits de lycanthropie remontent aux Grecs, à l’image du roi d’Arcadie, Lycaon. Au Moyen-Age, si quelques fables et lais évoquent des hommes se transformant en loups les nuits de pleine Lune ou à l’approche du solstice d’hiver, il ne s’agit encore que de littérature merveilleuse. C’est à compter du XVIème siècle, avec la grande chasse aux sorcières qui commence alors, que le loup devient une créature démoniaque, présentée comme leur monture préférée pour se rendre aux sabbats. Les récits de loups-garous deviennent omniprésents dans l’imaginaire des inquisiteurs, des prêtres et des pasteurs. Dans toute l’Europe, les procès se multiplient envers des hommes et des femmes accusés d’être sorciers ou garous. Ce que le Moyen-Age des fées et des saints avait longtemps toléré, l’époque moderne va s’employer à le détruire, extirpant les vieilles croyances héritées des temps anciens et conduisant à une volonté d’extermination des loups.
Cette diabolisation du loup coïncide, entre le XIVème et le XVIIIème siècles, avec une longue période de troubles qui marquent durement l’Europe: alors que le mini-âge glaciaire se traduit par des hivers longs et rigoureux, les famines, les guerres incessantes et les épidémies entraînent une sévère régression démographique. Les loups, affamés comme les hommes, se rapprochent des villages et déciment les troupeaux mais attaquent aussi adultes et enfants isolés. La vénerie, les battues paysannes, le piégeage, les poisons tentent, sans succès, d’exterminer les loups qui sont plus nombreux et plus féroces que jamais au XVIIIème siècle. De fait, les loups sont considérés comme un obstacle au progrès, désorganisant les travaux des champs et nuisant au commerce. Dans ce contexte tendu, l’étrange histoire de la Bête du Gévaudan passionne l’Europe. Dans la province reculée du Rouergue, un loup gigantesque et insaisissable sème la terreur, tuant entre 100 et 130 personnes au cours de 250 attaques entre 1764 et 1767. D’autres phénomènes semblables mais d’intensité moindre secouent les campagnes tout au long du XVIIIème siècle, comme autant de signes précurseurs des « grandes peurs » irrationnelles qui traverseront la France rurale à l’amorce de la Révolution française.
Le retour du sauvage. Victimes d’une éradication en règle, les derniers loups disparaissent des campagnes françaises dans les années 1930. Ne représentant plus un danger pour les hommes, leur image s’est démythifiée et assagie. Désertant les forêts, le loup habite désormais les pages des livres de la jeunesse (Livre de la Jungle de Rudyard Kipling ou les romans de l’écrivain américain Jack London réconciliant l’homme et le loup. Vivant en communauté hiérarchisée, immergé dans la forêt, le loup inspire toute une symbolique qui structure et anime les organisations de jeunesse et de scoutisme au XXème siècle.
Son récent retour dans nos contrées, par les polémiques qu’il suscite, démontre pourtant que les vieilles passions ne sont pas éteintes. Le loup, au fil des siècles, n’a cessé d’être combattu parce qu’il représentait la Nature sauvage qu’il fallait sans cesse détruire ou domestiquer lorsque celle-ci reprenait ses droits. C’est sans doute pourquoi il n’est plus le bienvenu dans une Nature domestiquée où, sous la pression d’éleveurs « hors-sol » en 4×4, les préfets veillent aujourd’hui à limiter son expansion. Dans le camp adverse, des écologistes, souvent urbains, défendent sa réintroduction en fantasmant sur la nature paisible et inoffensive du loup dans une vision toute rousseauiste, niant la réalité historique de ce qui fut le grand fauve des campagnes d’Occident durant des millénaires…
Le « retour du loup », avec son intelligence, son sens de la hiérarchie et de la discipline, le soin qu’il apporte à ses semblables et la formidable éducation qu’il transmet à ses petits, offre un peu de cette grandiose sauvagerie dont notre civilisation dégénérée a plus que besoin. N’oublions pas que « la vérité est toujours au milieu…entre les extrêmes »…
C’est sans doute pour cela que nous autres bons Européens, ayant « la Nature pour socle », nous aimons les loups, dont le regard doré nous rappelle d’où nous venons et nous montre la voie à frayer vers le Soleil renaissant.
Le Loup, c’est une très longue histoire…Rendez-vous sur le N° 2 « OUI au loup qui vit sur ses terres en Europe! Lugh est le digne représentant de la fraternité païennes. L’homo habilis est déjà là quand les premiers… »