
Le Cheval est l’animal le plus souvent représenté dans le répertoire de l’art celtique, de loin avant le Sanglier, notamment sur les images monétaires. La raison de cette vogue a été cherchée dans des explications aussi variées et différentes que l’importance accordée à l’élevage ou l’expression d’un concept métaphysique. L’invention, purement celtique, de l’équidé monstrueux à tête humaine, documenté dès le Ve siècle av. J.C. par la statuette de la cruche de Reinheim et très fréquent plus tard sur les monnaies, suggère qu’il pourrait s’agir de la représentation de la forme animale d’un personnage divin, probablement de nature solaire. Même l’image du Cheval seul serait donc celle de l’avatar divin plutôt que celle d’un simple animal. Pour comprendre le rôle du Cheval dans l’iconographie des Celtes, il convient non seulement de chercher des indices dans les équivalences et associations d’images de l’art celtique laténien des Ve-Ier siècles av. J.C., mais aussi de remonter dans le temps, jusqu’à l’Âge du Bronze. Cet examen confirme pleinement le lien qui existe dès la seconde moitié du IIe millénaire av. J.C. entre un très grand nombre d’images de l’animal, des thèmes solaires et un personnage souvent dédoublé de nature dioscurique (de Dioscure, fils de Zeus), dans une aire qui semble correspondre pour l’essentiel non seulement à des populations présumées celtiques, mais plus largement indo-européennes.
Le Cheval, dans toutes ses variantes iconographiques, est incontestablement un des thèmes majeurs de l’art des Celtes pendant les cinq siècles qui précèdent le début de notre ère. C’est l’animal le plus souvent représenté du répertoire laténien, de très loin avant le Sanglier. On peut le constater notamment sur le revers des monnaies, où sa très nette prévalence est manifeste sur les exemplaires à sujets figuratifs depuis les débuts du monnayage de différents peuples celtiques dans la première moitié du IIIe siècle av. J.C.. Elle ne peut être expliquée uniquement par les modèles qui inspirèrent les émissions et furent choisis peut-être justement parce que les images qu’ils portaient pouvaient être facilement intégrées dans le système idéologique qui était le fondement de l’iconographie élaborée par les Celtes de l’Âge du Fer.
Une estimation très approximative de la présence quantitative du Cheval sur le revers des monnaies peut être établie sur la base du répertoire des types monétaires dressé en 1892 par Henri de La Tour à partir de la collection du Cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale: sur cet échantillon de 1570 images – donc suffisamment représentatif, même si n’ont pas été prises en considération les imitations de Marseille et de Rhoda, au revers très uniforme conditionné par les modèles -, 1169 (=74%) portent comme sujet principal un Cheval, libre, monté ou attelé. Il est doté dans 139 cas (=9% du total des images du revers) d’une tête humaine.
Le Sanglier, qui est avec le taureau presque aussi fréquent dans le restant de l’art mobilier que le Cheval, ne figure comme motif principal du revers des monnaies considérées que dans 43 cas, soit moins de 3% du total. Libre ou sous forme d’enseigne, cet animal y accompagne cependant très souvent le Cheval du revers en tant que motif secondaire ou peut même figurer exceptionnellement comme sujet principal du droit. Il en est ainsi sur des bronzes frappés, tous probablement tardifs, où il apparaît même dans certains cas sur les deux faces.
Le monstrueux Cheval à tête humaine est une invention purement celtique. Il est en effet différent du centaure grec qui est représenté avec un torse humain greffé à la place de la tête sur le corps d’un Cheval ou, plus anciennement, un arrière-train de Cheval soudé à l’arrière d’un corps humain. Il est donc tout à fait inopportun de n’y voir qu’une variante du monstre méditerranéen en le rangeant sous le même nom. Rien ne permet en effet d’établir un lien entre ces deux catégories bien distinctes d’êtres fabuleux dont le seul trait commun est d’associer dans la même figure l’homme et l’équidé.
Le Cheval androcéphale est documenté chez les Celtes dès la seconde moitié du Ve siècle av. J.C. par la statuette placée sur le couvercle de la cruche cérémonielle de Reinheim (Allemagne, Sarre). Sa tête, barbue et moustachue, est coiffée de la « double feuille de gui », comme c’est le cas pour de nombreux visages analogues de l’époque. La présence de ce sujet sur un récipient à usage cérémoniel, à un emplacement qui en souligne l’importance, n’est certainement pas fortuite, comme l’indique la statuette de Cheval placée au même endroit sur la cruche de Waldalgesheim (Allemagne, Rhénanie-Palatinat, Mayence-Bingen), du même modèle que la précédente mais plus récente. L’équidé n’a pas cette fois une tête humaine, mais une palmette est plaquée sur son dos, de sorte que ses feuilles latérales puissent suggérer les côtes de l’animal et la feuille médiane évoquer sa colonne vertébrale. Il s’agit de la formule de superposition de deux thèmes de nature distincte que nous avions qualifié jadis de « surcharge végétale ». Ce type d’association de l’animal avec un élément phytomorphe avait été relevé déjà.
L’importance donnée à l’image du Cheval androcéphale, attestée dès le Ve siècle sugère qu’il devrait s’agir de la représentation d’un être divin, très probablement de nature solaire, dont est indiquée explicitement la capacité à adopter un aspect aussi bien humain, qu’animal ou végétal. Dans un tel cas, même l’image d’un Cheval sans attributs devrait être plutôt celle de l’avatar divin que celle d’un simple animal. Cette hypothèse peut trouver des arguments également dans le domaine monétaire, où est attestée, comme Reinheim, l’association de l’équidé, représentant du monde animal, aux deux autres formes de vie, humaine et végétale.
Une même image peut également associer le Cheval à un signe tel que l’esse (S), comme c’est le cas sur l’applique de Stanwick (Est Northamptonshire, Angleterre), une des réussites majeures de l’art celtique. La tête d’un Cheval vue de face y est construite à partir de deux « feuilles de gui » qui dessinent en même temps une paire d’esses affrontées.
La juxtaposition dans une même image d’éléments représentatifs de différentes formes de vie, qui ne reflète vraisemblablement pas une distinction programmatique entre ces formes, mais au contraire l’idée qu’elles appartiennent toutes au même principe vital fondamental, peut-être également exprimée par des formules allusives, indirectes. Ainsi, sur le revers d’une monnaie d’argent des Celtes de la Croatie actuelle, inspirée par un tétradrachme (pièce d’argent de la Grèce antique équivalente à quatre drachmes) d’argent d’Alexandre le Grand, le personnage assis, résultat de la transformation de l’image du modèle, Zeus sur son trône, est flanqué d’un joug ainsi que de la garniture latérale d’un mors, deux adjonctions qui rappellent indirectement le Cheval. Enfin, son genou est fleuri d’une palmette. On retrouve donc ici de nouveau, réunis dans unemême image, autour du personnage principal représenté sous forme humaine, des éléments qui évoquent le monde animal et végétal.
Le lien entre l’image du droit (pile) des monnaies celtiques, dérivée le plus souvent du profil d’Apollon, et le Cheval androcéphale du revers (face) est quelquefois souligné par l’étroite parenté des têtes des deux images, ou même par la présence d’un Cheval sur le droit, à la place du profil divin. Dans un cas très particulier, la coiffure de la tête du droit intègre même l’arrière-train d’un Cheval, ainsi que son avant-train (ou celui d’un griffon?), comme pour exprimer l’idée du passage d’une forme à l’autre, l’image d’une métamorphose arrêtée à mi-chemin. La nature céleste de l’animal est également indiquée par la fréquence de signes secondaires à signification astrale – roue solaire, étoiles, rosaces, cercles de points ou rayonnants, « comètes »… – ou l’association aux symboles emblématiques du cycle solaire, l’esse (S) et le triscèle (triskel).
Ce bref aperçu des indices qui suggèrent la possibilité de considérer le Cheval comme l’avatar animal d’importants personnages divins ne peut être conclu sans rappeler qu’il trouve également des échos littéraires dans la tradition insulaire. Le plus connu est le rapprochement entre le revers d’un exemplaire unique de statère d’or qui proviendrait de l’Ouest de la Gaule et un texte gallois des Mabinogi, « Pwyll, prince de Dyvet » ». On y voit représentés une jument et son poulain, accompagnés d’un arbre stylisé et surmontés d’un monstre à tête de griffon, un « dragon » dont la crête festonnée est probablement inspirée par celle du ketos, le dragon marin hellénistique, comme c’est le cas également pour les deux monstres imbriqués du couvercle de la cruche de Brno-Malomerice (Tchéquie).
Pour mieux comprendre le rôle du Cheval dans l’iconographie des Celtes, il convient toutefois de chercher des indices non seulement dans les équivalences et associations des thèmes de l’art celtique laténien des Ve-Ier siècles av. J.C., mais également de remonter le temps, jusqu’aux images de l’Âge du Bronze, en tenant compte des différents rôles du Cheval: animal libre, monture et attelage.
Si on laisse de côté les remarquables représentations de Chevaux sauvages de l’art des chasseurs de la très lointaine préhistoire, sans rapport avec notre sujet, l’apparition du Cheval dans l’imagerie des peuples de l’Europe intérieure semble suivre l’introduction de sa forme domestiquée. Elle est attribuée, avec celle de la roue et de traction animale qui donna un nouveau rôle également aux bovidés, aux populations de souche indo-européenne qui occupèrent le centre-est et le nord de l’Europe, approximativement jusqu’au cours du Rhin, vers la fin du IVe millénaire et dans la première moitié du millénaire suivant. Ces innovations seront diffusées ensuite plus loin vers l’ouest et le sud-ouest, par la composante de ces populations indo-européennes que l’on peut considérer désormais avec vraisemblance comme des lointains ancêtres des Celtes, issus de leurs fusions avec les populations indigènes. L’idéologie qui les accompagnait dans leurs mouvements ménageait apparemment une place particulière au Cheval. En effet, dès que l’on assistera à la constitution d’un nouveau répertoire figuratif, principalement à partir du milieu du IIe millénaire, il en devient un des sujets principaux, toutefois bien loin derrière les oiseaux aquatiques, dont le lien avec le Soleil et l’alternance des deux grandes saisons de l’année paraît indiscutable.
Un premier indice sur la signification de ces images du Cheval peut être trouvé sur un vase de l’actuelle Slovaquie, datable vers 1500 av. J.C.: on y a représenté un défilé de quatre chars à deux roues tirés par des Chevaux et suivis de personnages très schématiques à la tête affublée de rayons, de même que celle des quatre paires de personnages analogues superposés du registre inférieur. Interprétée couramment comme une procession funéraire, cette séquence n’est toutefois probablement pas la représentation d’une cérémonie de ce genre, mais l’évocation symbolique du cycle ou de l’année solaire ainsi que de la subdivision quadripartite que les mouvements de l’astre, suggérés également par les spirales (tout est cyclique mais aussi en spirale) du registre inférieur, imposent à l’espace.
Le lien existant entre le Cheval et l’astre solaire est pleinement confirmé par le groupe bien connu, monté sur roues, trouvé à Trundholm, au Danemark: le Cheval y précède un disque en bronze au décor analogue mais différent sur ses deux faces, dont l’une présente toujours un revêtement en feuille d’or (disparu sur l’autre face ou, plus vraisemblablement, dès l’origine sans placage?). Les deux faces du disque exprimeraient donc très probablement l’idée des deux aspects du Soleil: diurne et estival du jour et de la saison claire, nocturne et hivernal de la nuit et de la saison sombre.
La signification de cette association apparaît clairement dans la séquence interprétative de l’ornementation figurée gravée sur plusieurs centaines de rasoirs de l’Âge du Bronze nordique. Les différentes images que portent ces objets, d’un très probable usage rituel, y représentent les étapes du parcours quotidien – donc également annuel – du Soleil, la barque ne figurant pas dans ce cas le moyen de transport de l’astre mais la Terre/terre qui flotte sur les eaux de l’océan. En bas, à minuit, le disque solaire est invisible, car immergé, mais il est accompagné d’un poisson qui l’aidera à sortir des eaux, relayé successivement par un oiseau au bec de rapace (aigle marin?); ce dernier est à son tour remplacé au zénith par le Cheval; l’auxiliaire de la descente de l’astre est un monstre au corps ondulé de serpent, un « dragon ».
Le fait que tous ces thèmes figureront dans le répertoire celtique du dernier demi-millénaire avant notre ère n’est certainement pas fortuit…Il en est clairement de même quant à la présence de l’Aigle et du poisson, un Saumon, deux des « animaux les plus anciens du monde », dans le conte gallois « Kulhwch et Olwen »: l’oiseau est entraîné dans les profondeurs aquatiques par le poisson qui servira de guide jusqu’à la prison de Mabon fils de Modron, le « Soleil fils de la Nuit ». Dans le quatrième Mabinogi, « Math fils de Mathonwy », c’est sous la forme d’un Aigle que s’envole Lleu Llawgyffes, deuxième fils d’Aranrhod et équivalent gallois de Lug, après avoir été blessé à mort par l’amant de son épouse infidèle.
La présence du Cheval s’accentue progressivement dans l’art hallstattien de la première moitié du dernier millénaire. On le trouve, par exemple, en paire associée à des oiseaux aquatiques, sur de grandes fibules de la nécropole de Hallstatt dont la plus représentative provient de la tombe féminine n° 94. Sa signification calendaire est indiquée par les douze pendeloques discoïdales figurant les mois lunaires. La paire de statuettes de Chevaux fixée sur la plaque, où est gravée notamment une file d’oiseaux solaires partant du pont d’une barque aux extrémités formées par des spirales, motif équivalent de l’esse (S), évoque visiblement la chaude période estivale, qui correspond à la position zénithale culminante de l’astre, à la lumière du jour et à la vie. Les deux oiseaux aquatiques disposés en diagonale, de part et d’autre, suggèrent la froidure de la période hivernale, l’obscurité de cette saison et de la nuit, la mort..
Le thème du Cheval est particulièrement fréquent sur les larges ceinturons féminins en tôle de bronze travaillée au repoussé à l’aide de poinçons, où il est généralement associé à des symboles astraux, plus particulièrement solaires. Il est intéressant de remarquer à ce propos que, depuis l’Âge du Bronze, cette partie de la parure féminine porte dans différentes régions, et pas seulement celles habitées par les Celtes et leurs Ancêtres, une ornementation dont les liens avec le symbolisme solaire sont évidents : décors spiralés dans les régions nordiques pendant la seconde moitié du IIe millénaire, roues solaires tirées par des oiseaux aquatiques, cercles rayonnants, etc., dans le milieu hallstattien et nord-italique. Parmi les exemplaires les plus représentatifs peut être mentionnée la ceinture de Nemejice en Bohême, datable du VIe siècle av. J.C., où une roue solaire à quatre rayons est accompagnée d’oiseaux.
Le fait que les riches chaînes de ceintures féminines laténiennes en bronze du IIIe siècle av. J.C., particulièrement répandues en Europe centrale, présentent des crochets en forme de protomé équin, relève donc probablement de cette même tradition. Il est intéressant de rappeler à ce propos qu’un passage de Strabon (Géographie VII, 2, 3) mentionne la chaîne de ceinture en bronze comme un accessoire distinctif du costume des prêtresses germaniques.
L’importance de l’image du Cheval dans l’art hallstattien est confirmée par les rares statuettes en terre cuite de l’époque dont le Cheval, monté ou libre, constitue le thème principal. On le retrouve sur des objets de prestige, tels que les haches d’apparat en bronze du site de Hallstatt, insignes du rang ou de la fonction du personnage. Il figure enfin en bonne place sur les situles cérémonielles de la périphérie orientale du massif alpin, notamment celles du site de Klein Glein, ainsi que d’autres objets tels que les appliques en plomb de Frög en Carinthie (partie la plus méridionale de l’Autriche qui longe l’Italie et la Slovénie).
La présence de l’image du Cheval sur les éléments de l’équipement militaire des Celtes est plutôt rare mais significative. L’animal apparaît ainsi dès la seconde moitié du Ve siècle av. J.C. sur le fourreau d’épée de la tombe n° 1 du Glauberg. Environ deux siècles plus tard, il figure sur un fourreau du site de La Tène. Dans ce cas, le triplement du Cheval « végétalisé » constitue une indication sur le rôle joué par le triscèle (triskèle), le symbole solaire dont la présence sur les fourreaux se généralise au IIIe siècle av. J.C.. Le triscèle accompagne l’animal sur de très nombreuses monnaies et constitue le motif privilégié dans l’ornementation de l’équipement équestre jusqu’à la période récente de l’art insulaire. Il est donc possible de supposer qu’il peut constituer une évocation allusive du même thème représenté plus explicitement par le Cheval. Discret, car indirect, son lien avec l’équipement militaire apparaît ainsi beaucoup plus étroit que ne l’y atteste la fréquence de l’image de l’animal.
Il est certainement significatif que le triscèle figure également sur les chaînes de ceintures féminines du IIIe siècle mentionnées précédemment. On peut l’y trouver avec de l’émail rouge , d’une couleur donc associée au crépuscule de l’aube et à Lugh, comme c’est le cas sur la chaîne de Flavigny (Marne). Cette même catégorie de parures réunit d’ailleurs le rouge de l’émail ou du corail également à l’autre symbole solaire fondamental, l’esse (S), par exemple, sur les somptueux exemplaires de Bölecske-Madocsahegy et Bonyhàd en Hongrie. Ces mêmes matières accompagnent aussi quelquefois les crochets à tête équine. Il en est ainsi, parmi d’autres, pour les chaînes de Telce et de Stradonice en Bohême.
La valeur de symbole solaire du Cheval avait rejoint probablement depuis longtemps celle d’insigne de l’élite militaire, les cavaliers (equites), dont il devient l’emblème notamment chez les Celtes hispaniques. Particulièrement significatifs à cet égard, l’extrémité d’un « sceptre-enseigne » de Numance et les très nombreuses fibules en forme de Cheval ou de cavalier. On retrouve d’ailleurs sur une poterie peinte de Numance l’association dans le même être monstrueux de parties humaines et animales, évoquée précédemment à propos du Cheval androcéphale de la cruche de Reinheim. L’assemblage est toutefois inversé : il s’agit d’un homme à tête de Cheval. Ce cas constitue l’illustration parfaite de l’importance du sens par rapport à sa traduction en image : à accorder trop d’attention aux similitudes formelles, à l’apparence, on court le risque de ne pas appréhender les différences ou les parentés de la substance…